Quatre amis des Indes
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Les yeux du Fakir (3/14)

     Il faisait chaud, très chaud. L'après-midi languissait dans la chaleur brûlante du soleil.

David, sept ans, devait écrire une poésie à la demande de son professeur de langue, mais les mots ne venaient pas. Myriam, onze ans, assise près de lui sur la terrasse ombragée, tentait de l'aider, mais sans succès.

Samuel, douze ans, et sa petite sœur Sarah, huit ans, se trouvaient au fond des jardins du palais, près du mur d'enceinte. De l'autre côté, des enfants jouaient dans l'eau d'une fontaine, au milieu du parc voisin, un des plus beaux de la ville.

- Je voudrais bien aller dans l'eau avec eux, dit Sarah.

- Bonne idée. Suis-moi, proposa le grand frère.

Les deux enfants escaladèrent le mur d'enceinte en empruntant un étroit escalier et sautèrent dans la poussière de la rue. Ils se dévêtirent, se mettant torse nu et pieds nus comme les autres. Ils coururent rejoindre la petite bande, qui les accueillit dans leurs jeux.

Un instant plus tard, Samuel comme sa petite sœur ruisselaient d'eau et de bonheur parmi les bousculades, les poursuites et les rires. Myriam et David les rejoindraient bientôt, dès le devoir achevé.

Ce n'était pas la première fois que les princes et princesses de Rabanath se joignaient aux enfants des rues pour des parties de jeux ou des baignades. Ils s'en trouvaient d'ailleurs d'autant plus appréciés par la population qui louait leur simplicité.


Soudain, les cris cessèrent et un étrange silence se fit.

- Des cobras, cria une fillette.

- Sauve qui peut, lança un autre.

Les enfants s'encoururent ou se cachèrent au milieu des taillis.

Samuel et Sarah essayèrent de se réfugier à l'abri des murs du palais, mais leur retraite fut coupée. Quatre serpents cobras se dirigeaient vers eux, empêchant toute tentative de s'échapper.

Raban Razi apparut, avec son habit noir, son visage brun, sa barbiche en pointe, sa ceinture en or et son khouttar en diamant. Il commandait aux quatre serpents qui obéissaient hypnotisés, envoûtés, par ses yeux noirs.

- Suivez-moi, dit-il, ou mes cobras vous mordront.

Samuel donna la main à sa petite sœur et fit trois pas, bien obligé, vers le fakir. Seul, il aurait peut-être tenté de s'encourir, mais il ne voulait pas lâcher Sarah.

Razi se retourna et partit, emmenant les deux enfants cernés par les quatre serpents plus menaçants et plus dangereux que n'importe quel soldat ou quel mercenaire.


Sur la terrasse du palais, Myriam regarda en direction de la fontaine. Elle ne pouvait pas la voir à cause du mur d'enceinte, mais elle s'étonnait de ce silence soudain.

Pressentant qu'un drame se produisait, elle courut, suivie par David, vers l'escalier étroit qui menait au-dessus du mur puis sauta dans la poussière, comme l'avaient fait Samuel et Sarah une heure avant.

L'eau de la fontaine dansait encore d'avoir joué avec les enfants, mais le puissant jet d'eau situé en son centre n'arrosait plus personne.

La jeune fille regarda autour d'elle, perplexe, inquiète.

 

- Princesse, princesse Myriam...

La voix sortait d'un fourré tout proche. Notre amie s'en approcha et vit un garçon de son âge, encore tout mouillé par sa baignade.

- Le fakir Razi vient d'emmener votre frère et votre sœur, dit-il. Revenez tantôt, à la nuit tombée. Je vous dirai où ils sont enfermés, si on ne les retrouve pas avant. Je crois le savoir mais je vais aller vérifier. Moi, je ne suis pas prince. On ne fera pas attention à moi.

- Comment t'appelles-tu?

- Ganesh, pour vous servir.

- Pourquoi risques-tu de nous aider?

- Je vous admire pour ce que vous avez osé faire en libérant votre frère, l'autre jour au palais de Razi. Toute la ville en parle. Et puis nous tous, on vous aime, on vous estime. Vous n'êtes pas des princes et des princesses prétentieux, enfermés dans votre palais. Vous jouez avec nous. Vous êtes comme nous. 

Notre amie sourit.

- Ce soir, si vous venez, habillez-vous de vieux vêtements, comme si vous étiez vous aussi une fille pauvre qui traîne dans les rues. Vous éviterez ainsi de vous faire repérer. Et venez me rejoindre ici. Je vous attendrai.

Myriam et David remercièrent Ganesh puis retournèrent au palais et donnèrent l'alarme. Les gardes et Kapilavastu, leur chef, établirent des barrages le long des routes et fouillèrent la ville, mais sans succès. Razi avait disparu, emmenant Samuel et Sarah avec lui.

 

La nuit tombait. Myriam ne tenait plus en place.

- J'y vais, dit-elle à David.

- Je viens avec toi.

- Si tu veux, mais c'est peut-être un piège.

- Alors, il faut avertir les gardes.

- Non, décida sa sœur. Ils vont nous interdire de sortir, et Ganesh n'osera pas leur parler.

Les deux enfants passèrent des habits bien usés, ramassés Dieu sait où, et quittèrent le palais pieds nus.

Ils franchirent le mur d'enceinte entre deux passages de gardes et coururent vers la fontaine.

- Ici, souffla le gamin, dissimulé derrière des hautes herbes et des roseaux. Je crois savoir où se trouvent votre frère et votre sœur. Venez avec moi.

Il les emmena par les ruelles de la ville jusqu'aux ruines du palais de Raban Razi.


Après les évènements qui suivirent "la prédiction du fakir", le maharajah Rabanath fit détruire son palais. Il n'en reste à présent qu'un lieu sinistre, un amas de murs à demi écroulés et de colonnes renversées, le tout envahi par des ronces et des plantes folles.

Quelques bassins d'eau stagnante, les anciennes fontaines des jardins, sont devenus le repaire de grenouilles et de crapauds qu'on entend coasser la nuit, entre les roseaux et les plantes aquatiques. Ajoute à cela des chats errants, l'un ou l'autre scorpion et quelques serpents.

- C'est là, affirma Ganesh en tendant son doigt vers un passage entre deux murs.

- Tu es certain? s'étonna Myriam. 

- Je les ai vus se faufiler par là et disparaître, répondit le garçon.

- Allons-y, décida la jeune fille.

- Non, fit Ganesh. Ce lieu est tabou. Personne ne peut aller là. Un endroit maudit, envahi paraît-il de monstres et de fantômes. Des gens qui passent par ici la nuit ont même aperçu des lumières qui dansent et des ombres menaçantes.

- Raison de plus pour y jeter un coup d'œil, conclut notre amie.


Elle enjamba un muret d'où sortaient des bouts de fer rouillés, une ancienne grille. David voulut suivre sa sœur.

Les deux enfants, guère rassurés, se donnaient la main.

L'endroit était effrayant. La lumière de la lune éclairait les ruines plongées dans un silence menaçant.

Ils passèrent le long de murs à moitié écroulés qu'il fallut parfois escalader. Ils contournèrent plusieurs fois des blocs de pierres et de briques, énormes, difformes, qui encombraient le sol. Ils enjambèrent des colonnes couchées ou inclinées au hasard. Certaines se tenaient encore droites et pointaient vers le ciel noir.

Plus d'une fois le frère et la sœur aperçurent des lézards bleus et rouges, venimeux, qui fuyaient à leur passage, des scorpions qui se sauvaient sous une pierre et même un serpent égaré qui siffla, furieux d'être dérangé pendant sa partie de chasse.

Myriam et David avançaient avec prudence, toujours pieds nus. Parfois, une rafale de vent levait la poussière en les faisant frissonner car ils étaient peu vêtus.

Aucune trace, jusqu'ici, du fakir et de ses prisonniers.


Un son monotone attira l'attention des deux enfants. Le chant doux et mélancolique de centaines de grenouilles. Elles se trouvaient au bord d'un assez vaste bassin envahi par des plantes. Leur chant montait dans la nuit calme vers les hauteurs des arbres et de la lune.

Elles se turent à l'arrivée de nos amis.

- Les grenouilles se taisent car elles perçoivent notre présence, souffla Myriam à son frère. Mais ne bougeons pas. Ces animaux voient mal. Elles vont se remettre à chanter si on se tient tranquilles et que personne d'autre ne vient.

Le chant reprit.


Pendant les quelques instants de silence, nos amis venaient d'entendre un autre son, à peine audible. Celui d'une flûte.

Il provenait du bas d'un escalier qui semblait mener vers une ancienne cave. Ils descendirent en se donnant la main, pour s'encourager, craignant un piège.

Plus bas, cela se divisait en deux couloirs, un à gauche et un à droite.

- Mieux vaudrait aller chacun de son côté, murmura Myriam.

David aurait préféré rester près de sa sœur. Il n'en menait pas large. Mais il n'osa pas le dire. Ce n'était pas un jeu. Ils venaient pour retrouver et, si possible, délivrer Samuel et Sarah des griffes du fakir.

- Comme tu veux, dit-il avec courage.

 

Myriam se laissa guider par le son de la flûte. Elle se glissa dans une assez grande salle souterraine, dont la voûte était soutenue par de colossales colonnes grises. Quelques flambeaux allumés créaient des ombres dansantes qui semblaient la suivre et la menacer à chaque pas. Elle se retourna plusieurs fois, croyant entendre des pas derrière elle.

La jeune fille s'approcha d'une étrange statue en pierre brune de près de deux mètres de haut. Le corps grotesque supportait une tête difforme dont les yeux brillaient comme des diamants.

Elle les effleura du doigt, à la recherche d'un passage secret. Une ouverture apparut, faisant basculer la large dalle sur laquelle se tenait notre amie. Elle glissa, en poussant un cri et en essayant, en vain, de se retenir.

Elle roula aux pieds de Raban Razi.


David resta un moment sur place à l'angle des deux couloirs. Il suivit des yeux sa sœur qui s'éloignait à droite, puis disparut. Il entendit le grincement du mécanisme qui venait de surprendre notre amie et son cri.

Il fit trois pas en avant pour lui porter secours, mais il entendit une voix, une voix qu'il connaissait trop bien et qui acheva de lui glacer le sang.

- Il reste le garçon de neuf ans. Trouvez-le et amenez-le-moi. Il ne doit pas se cacher bien loin.

La voix de Raban Razi !

David seul à présent, hésita un instant. Son frère et ses deux sœurs étaient prisonniers.

Je vais chercher Kapilavastu et les gardes, songea notre ami.


Il s'encourut, remontant l'escalier, mais s'arrêta un instant, essoufflé, au bord du bassin aux grenouilles et se retourna.

On le suivait. Il entendait quelqu'un courir derrière lui.

David entra dans l'eau de l'étang.

Elle lui venait jusqu'aux genoux. Au fond, de la boue glissante se levait à chacun de ses pas, pieds nus.

Il se baissa pour se cacher au milieu des roseaux. Il se mit à quatre pattes puis se coucha carrément dans l'eau stagnante.

Un groupe d'hommes apparut. Ils se dispersèrent, contournant la pièce d'eau. Aucun d'eux ne pensa à regarder dans les roseaux où se trouvait le garçon effrayé, terrifié, enfoncé dans l'eau sale jusqu'au cou.

Ils disparurent dans l'obscurité.


Notre ami attendit un long moment sans bouger. Les grenouilles reprirent leur chant interrompu par le passage des gardes du fakir.

Le garçon se redressa, ruisselant d'eau brune, et quitta le bassin en pataugeant. Il sortit des ruines et retrouva Ganesh qui attendait, caché derrière un arbre.

- Tu avais bien vu, dit David. Mon frère et mes sœurs sont enfermés là.

- Que vas-tu faire?

- Je devrais aller avertir Kapilavastu et mon père, le maharajah, mais s'ils viennent en nombre, Razi va les entendre et les déplacer et je ne les retrouverai plus.

Notre ami réfléchit un instant. Il frissonna, trempé de la tête aux pieds.

- Si Samuel se trouvait à ma place, il retournerait nous chercher dans les ruines. J'y vais, ajouta-t-il avec courage. Tu m'accompagnes?

- C'est tabou, murmura le garçon apeuré.

- Alors, si tu veux bien, cours au palais et explique aux gardes de venir ici.


David, seul à présent dans la nuit tiède, se tourna vers l'entrée des ruines du palais de Razi.

Les murs fissurés, les colonnes écroulées, dessinaient un décor effrayant. Des plantes de toutes sortes, rampantes, grimpantes, couvertes d'épines, envahissaient les lieux.

Notre ami fit quelques pas en avant, puis s'arrêta. Il aperçut une lueur située en haut d'un plan incliné, formé par un mur à demi affaissé.

Le garçon s'en approcha puis l'escalada dans le plus grand silence, oubliant sa peur. Pieds nus, il ne faisait pas le moindre bruit.

Arrivé en haut des décombres, il découvrit une étroite crevasse, d'où venait la lumière.

En contrebas, au fond de la fissure, il vit Samuel, Myriam et Sarah. Il les appela, sans crier, les mains collées autour de sa bouche, en porte-voix.

- Sauve-toi, sauve-toi, lui enjoignit le grand frère en levant les yeux. C'est un piège. Le fakir te cherche.

Razi entendit l'appel de David. Il envoya aussitôt ses hommes à la poursuite du garçon.


Il redescendit le mur qu'il venait d'escalader et courut se réfugier au bassin des grenouilles. Il y entra, sans hésiter, se faufilant une nouvelle fois entre les roseaux et les nénuphars et s'y replongea, couché à plat ventre dans la vase qui lui vint jusqu'au cou.

Les hommes du fakir passèrent et repassèrent de nouveau sans le voir.

Notre ami demeura immobile un moment qui lui parut très long, puis il se redressa lentement. Il écouta et regarda autour de lui, invisible au milieu des hautes plantes aquatiques.

Les grenouilles reprirent leur chant.

Le garçon sortit de la boue et entreprit de contourner le bassin. Il marcha vers l'endroit où il avait quitté Ganesh.

David s'arrêta après quelques pas, prenant tout à coup conscience du silence qui régnait de nouveau à l'étang, juste derrière lui. Les grenouilles se taisaient. Elles percevaient une présence, mais ce ne pouvait pas être lui car il avançait lentement et sans bruit.

Une ombre se détacha de celle d'un arbre, une ombre noire. Le garçon vit luire le khouttar en diamant.

Raban Razi se tenait là, à trois mètres de notre ami.


David sentit son cœur battre la chamade. Il aurait voulu fuir, mais le fakir le tenait déjà prisonnier dans son terrible regard hypnotiseur.

Notre ami ne bougeait plus, envoûté, victime d'un puissant pouvoir, celui des yeux du fakir.

L'homme se rendait maître du garçon qui venait de succomber sous son autorité, le fixant sans cesse et s'approchant de lui peu à peu.

Notre ami se sentait comme une mouche engluée dans la toile d'une araignée venimeuse, impitoyable, terrifiante. Pour l'instant, il était incapable de réagir, paralysé par la peur qui lui glaçait le sang et faisait battre son cœur à tout rompre.

Il songea pourtant qu'il fallait tenter quelque chose, au moins essayer de gagner du temps. Personne ne viendrait à son secours pour l'instant. Ganesh allait amener les gardes de Rabanath dans quelques minutes, mais seul notre ami pourrait les conduire vers le repère de Razi et le lieu où il cachait Samuel, Myriam et Sarah.


David rassembla son courage et serra les poings. Il recula lentement. Le fakir avançait vers lui, renforçant son emprise à chaque instant.

Le garçon toucha de sa main droite un pan de mur écroulé. Une couche de sable recouvrait les briques.

Il en saisit une poignée, puis, d'un geste brusque, il la lança vers le visage et les yeux du fakir.

L'homme hurla de douleur, puis se tourna et s'enfuit, rompant son emprise.

Notre ami en profita pour sortir des ruines en courant.

Il tomba quelques instants plus tard nez à nez avec une troupe de gardes menés par Kapilavastu. Ganesh se trouvait parmi eux.

Il avait tenu sa promesse de chercher du secours au palais.


Les hommes fouillèrent les ruines, rapidement encerclées.

Ils libérèrent Samuel, Myriam et Sarah, mais le fakir Razi demeura introuvable...

 

Decouvre vite la quatrième partie de leurs incroyables aventures... : Le grand crapaud.