Magali
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Riguili

     Magali, notre petite amie de quatre ans et demi aux couettes noires, jouait au jardin. Elle fit soudain une grosse bêtise.

Elle venait d'apercevoir une curieuse herbe rouge dans un coin, près de la haie. Elle la regarda, étonnée, puis elle la cueillit. Elle la fit tourner entre ses doigts un moment. Puis, comme elle avait un jour vu papa couper une fleur et mettre la tige entre ses dents, elle l'imita et glissa l'herbe rouge dans sa bouche. Elle la mâchonna.

Elle perçut d'abord un drôle de goût très sur, pas agréable du tout. Elle essaya de recracher l'herbe rouge, mais elle en avala quand même un peu. Elle sentit un vertige, comme si sa tête tournait, avec l'envie de vomir et un peu de mal au ventre. Elle ferma les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle était devenue une fourmi noire avec six pattes, trois à gauche et trois à droite, et deux antennes.


Magali, très inquiète, regarda autour d'elle. Les herbes qui l'entouraient semblaient tout à coup hautes comme des arbres. Puis elle entendit un bruit. Une abeille, qui lui parut grosse comme un avion, passa au-dessus d'elle en volant.

D'autres fourmis de la même taille que notre amie devenue toute petite, avançaient à la queue leu leu, un peu plus loin. Toutes portaient quelque chose entre leurs pattes. L'une tenait une aiguille de sapin, l'autre soulevait péniblement un gros grain de blé, une troisième traînait derrière elle une longue paille jaune. D'autres suivaient, portant divers objets.

Magali, notre amie devenue fourmi, s'approcha de la dernière.

-Pourquoi transportez-vous tous ces objets ? Et où allez-vous ?

-Nous déménageons, répondit la fourmi en posant sa charge à terre pour se reposer un instant. Lors de l'orage, avant-hier, la fourmilière où nous habitons fut envahie par l'eau de pluie. Beaucoup parmi nous sont mortes et les bébés sont en danger. Aussi notre reine a décidé de déménager et de retourner à notre ancienne fourmilière, à l'entrée du bois de sapins. On doit donc tout déplacer d'une habitation à l'autre. C'est très fatigant.

- Je voudrais redevenir la petite fille que j'étais avant de manger l'herbe rouge, dit Magali. Comment puis-je faire ?

-Je n'en sais rien, répondit la fourmi, reprenant sa charge dans ses pattes. Mais ne reste pas là inactive. Une fourmi-soldat peut tôt ou tard arriver. Et si elle te trouve occupée à ne rien faire, elle va te mordre et tu auras très mal, je te préviens.

-Tu me fais peur, avoua notre amie. Que dois-je faire pour redevenir une petite fille ? demanda-t-elle à nouveau.

-J'en sais rien, cria la fourmi en s'éloignant. Va demander à la reine.


Magali s'approcha de la fourmilière. Il y régnait une intense activité. De nombreuses fourmis y entraient et en sortaient. Des fourmis-soldats en gardaient l'entrée.

Après les avoir observées un moment en se cachant derrière un caillou, notre amie rejoignit un petit train de fourmis. Elles ne portaient rien et passaient dans la fourmilière. Elle s'ajouta à la file et, l'une derrière l'autre, elles se glissèrent par une étroite ouverture. Les fourmis-soldats regardaient, mais aucune n'intervint.

Notre amie se retrouva à l'intérieur de la grande construction. Il y faisait tout noir. De nombreux couloirs s'enfonçaient sous la terre. Où chercher la reine?

Elle avança tout droit, puis à gauche, puis à droite, et enfin de nouveau à gauche. Elle avait très peur de se perdre dans ce véritable labyrinthe.


Tout à coup, elle aperçut une fourmi blessée. Elle se tenait dans un petit couloir encore plus sombre que les autres. Elle gémissait.

-J'ai mal, j'ai mal.

-Que t'arrive-t-il ? demanda Magali.

-Je me reposais un instant parce que j'étais fatiguée. Je suis vieille. Une fourmi-soldat m'a vue et m'a mordue. Regarde, elle a cassé ma patte. Je me cache un moment en attendant d'avoir moins mal.

-Je suis triste pour toi, murmura notre amie bien malheureuse. Moi, j'étais une petite fille. Sais-tu ce qu'il faut faire pour redevenir un enfant ?

-Tu pourrais demander à la reine, mais sois prudente car on ne peut pas l'approcher. À mon avis, tu devrais boire quatre perles de nectar, cette sorte de miel que nous fabriquons et que nous donnons à nos bébés. Tu grandiras et ainsi, probablement, tu redeviendras une petite fille. Mais fais bien attention. Des soldats circulent partout.

-Je ne veux pas rester une fourmi. Tu dois tout le temps travailler, dirait-on.

-Tout le temps, répondit la fourmi. Depuis toute petite jusqu'à ce que l'on meure bien vieille.

-Tu prends quand même le temps de manger ? 

-Même pas. Et personne ne s'intéresse à nous. Nous devons chercher notre nourriture, un grain de blé, un morceau de fruit, un ver de terre ou une mouche morte, tout en travaillant. On ne peut jamais s'arrêter.

-Quelle triste vie ! songea tout haut Magali. Je vais aller chercher des perles de nectar. Où les trouve-t-on ?

-Chez les bébés je suppose, mais je ne sais pas où ils se trouvent pour le moment. Avec le déménagement, tout est chamboulé. Allez, je repars au travail. Bonne chance à toi.

Magali vit s'éloigner la vieille fourmi. Elle boitait un peu car elle marchait sur cinq pattes au lieu de six.

Notre amie s'avança plus loin le long des tunnels de la fourmilière.


De temps en temps, elle croisait une fourmi portant un objet ou un autre, toujours à cause du déménagement. Elle craignait de se perdre, mais elle n'osait pas demander son chemin. La vieille fourmi avait dit en la quittant : suis le quatrième couloir à droite, puis le troisième à gauche, le deuxième à droite, le premier à gauche. Mais notre amie se trompait dans cette obscurité. Elle ne savait plus où aller maintenant. Elle s'arrêta à l'entrée d'une grande galerie.

Alors elle entendit le bruit. Ça venait d'assez loin encore, mais le son grandissait. Cela faisait : "boum... boum... boum...".

Prudente, elle se cacha derrière une grosse pierre noire et écouta.

Le bruit régulier se rapprochait sans cesse, venant du grand couloir à droite. Notre amie avait de plus en plus peur. 

Tout à coup, elle aperçut un double rang de fourmis-soldats. Elles semblaient menaçantes, même un peu inquiétantes. Elles marchaient au pas. Elles martelaient le sol en avançant. "Boum... Boum... Boum..." Elles étaient cinquante et entouraient la reine. Notre amie la reconnut tout de suite quand elle passa dans le dernier rayon de lumière venu de dehors.  Elle vit le grand sac blanc qu'elle traîne avec elle et qui contient des larves, les futurs bébés.

Quand la reine passa tout près d'elle, Magali fit un pas en avant pour lui demander comment redevenir une fille. Mais, au même instant, une petite fourmi, cachée derrière elle, l'en empêcha.

-Ne bouge pas ! ll ne faut pas aller près de la reine. Les fourmis-soldats vont te tuer. On ne peut pas lui parler.

La reine passa sans voir notre amie. Le "boum... boum...boum..." des soldats diminua doucement puis disparut enfin par le grand couloir à gauche.


-Je voulais lui demander où se trouvent les bébés, soupira Magali.

-Si tu veux, je vais t'y conduire, répondit la petite fourmi. Moi je sais bien où ils dorment. J'étais un bébé jusque maintenant. Me voici devenue une ouvrière. Je vais bientôt faire mon premier travail. Viens, suis-moi.

-Merci! Mais dis-moi, tu étais un bébé et maintenant tu dis que tu es une ouvrière. Quand est-on un enfant, chez toi ?

-Ça n'existe pas chez les fourmis. Quand on n'est plus un bébé, on devient une ouvrière. Et on travaille tout le temps, toute sa vie, jusqu'à ce qu'on meure.

C'est triste, songea notre amie. Je ne veux plus être une fourmi.

-Mon nom est Magali, dit-elle. Et toi, comment t'appelles-tu ?

-Je ne sais pas, répondit la petite fourmi... Je crois que je n'ai pas de nom... Nous sommes tellement nombreuses. La reine, notre maman, ne s'intéresse pas à nous. Elle ne s'occupe jamais de nous. Elle n'a pas le temps de nous donner un nom. Elle ne vient jamais nous voir. Elle fait des bébés, c'est tout.

-C'est triste, dit de nouveau notre amie. Je vais te donner un nom, si tu veux.

-Je me souviens, dit la petite fourmi. Je crois que je m'appelle douze mille six cent trente-quatre.

-Quel vilain nom! fit Magali. Je vais t'appeler Riguili. Ça ressemble à mon nom et c'est rigolo.

-Merci, dit Riguili. C'est très joli.


-Tiens, regarde. Voici les bébés. Et là, près du fond, tu vois? Voilà les perles de nectar.

Notre amie se faufila le long des rangs de larves qui dormaient dans leurs petits berceaux. Elle aperçut un alignement de perles.

-Il paraît que si j'en mange quatre, je vais redevenir un enfant.

-Vas-y alors, dépêche-toi. Manges-en vite quatre avant qu'une fourmi-soldat vienne nous faire du mal.

-Non, répondit Magali. Je ne veux pas les boire ici. Si je redeviens une petite fille comme je l'espère, j'aurai les pieds dans la fourmilière et les fourmis vont monter sur moi et me mordre. Sortons d'abord d'ici et allons nous cacher dans l'herbe un peu plus loin.

-Alors ce sera mon premier travail, déclara Riguili. Viens, je vais t'aider. Je prends deux perles de nectar et tu en portes deux toi aussi.


Magali emporta deux perles et sa nouvelle compagne deux également. Elles retraversèrent la fourmilière, passant de couloir en couloir. Elles atteignirent la sortie. Une fourmi-soldat s'approcha d'elles.

-Que faites-vous avec ces perles de nectar ? Et où allez-vous ?

Notre amie répondit :

-Nous les déménageons. Nous les portons dans la nouvelle fourmilière.

-Pas possible, répondit la fourmi-soldat. Vous mentez. Rien n'est installé pour les bébés là-bas. Et puis, quel non-sens! Mettre la nourriture d'un côté, alors que les larves grandissent de l'autre. Qui vous demande de faire cela ?

Riguili, pour sauver sa vie et celle de son amie, affirma :

-La reine. Va lui demander si tu ne nous crois pas.

-Restez là. Je vais aller l'interroger. Si vous mentez, je vous punirai.

La fourmi-soldat s'éloigna.

-Viens, Riguili, courons vite. Sauvons-nous, lança Magali.


Notre amie et sa copine se trouvèrent bientôt au milieu d'une forêt d'herbes et de fleurs. Magali passa entre des pâquerettes et des boutons d'or qui paraissaient grands comme des arbres.

-Voilà. Arrêtons-nous, dit-elle. Je vais manger les quatre perles de nectar, maintenant.

-Et puis, fit Riguili, je retournerai dans la fourmilière. J'en prendrai quatre aussi, et je deviendrai un garçon. Je ne veux plus être une fourmi.

-Malheureusement, pour toi cela ne marchera pas car tu n'étais pas un enfant avant, dit Magali.

-Dommage! Et comment es-tu devenue une fourmi ?

-J'ai mâché de l'herbe rouge. Je ne le ferai plus jamais.


Notre amie avala les quatre perles de nectar, et, en un instant, elle grandit et redevint la petite fille que nous connaissons bien, avec ses deux jolies couettes, ses mains, ses bras, ses pieds, ses jambes, son ventre, son dos, ainsi que sa salopette rouge et ses baskets.

Regardant vers le sol, elle aperçut une fourmi-soldat qui marchait vers Riguili. La fillette craignit que le méchant garde blesse sa copine.

Elle posa son doigt par terre et invita la petite fourmi à y monter. Puis elle l'emporta en quelques pas à un tout autre endroit du jardin et la reposa dans l'herbe.

Notre amie se mit à quatre pattes.

-Au revoir Riguili. Je ne t'oublierai jamais. Tu m'as bien aidée dans le monde des fourmis. Tu es mon amie pour toujours.

La petite fourmi a-t-elle compris ?  Magali ne l'a jamais su.

Elle la suivit des yeux un instant. Riguili rejoignit d'autres fourmis qui travaillaient au déménagement de la fourmilière. Bientôt la petite fille perdit son amie de vue parmi toutes celles qui lui ressemblaient.

- Adieu Riguili, murmura la fillette. Adieu petite fourmi.


Depuis ce jour-là, Magali fait bien attention quand elle marche dans le jardin. Elle ne voudrait pas écraser son amie Riguili.