Béatrice et François
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La bague carrée

     Il y a cent ans, un mystérieux magicien-sorcier habitait dans une sombre forêt.

Personne ne voulait le voir ni ne venait le consulter. Personne n'osait s'approcher de lui. Même les bûcherons, armés de leur grande hache, préféraient faire un détour plutôt que de passer près de sa hutte.

Il vivait seul, au milieu des bois.

Il s'ennuyait. Sa solitude le rendait de plus en plus méchant et agressif. Son caractère virait au noir.

Un soir d'orage, il prit une grave décision.

- Personne ne vient me voir, dit-il en soliloquant. Ils m'évitent tous. Je vais me venger. Je vais créer une malédiction épouvantable qui tombera sur eux, et les fera venir chacun à son tour...


La même nuit, il alluma un grand feu dans sa cheminée et y posa un chaudron. Il y versa de l'eau blanche qui ressemblait à du lait. Il remua avec une cuillère en or.

Puis il ajouta de l'eau noire, puisée dans une sinistre mare au fond des bois. Il mélangea encore.

Ensuite, il ouvrit une boîte en terre cuite bleue marquée KUNA. Elle contenait de la poudre rouge. Il en versa. Il agita le mélange qui bouillonnait en répétant :

- KUNA, KUNA, KUNA...

Il prit une autre boîte, avec AZALI en grosses lettres. Il en sortit une pincée de poudre argentée. Il mêla le tout en remuant les lèvres.

-  AZALI, AZALI, AZALI...

Enfin, il saisit une petite salière brune, avec KALUA gravé sur le couvercle. Il saupoudra la mixture du chaudron avec de la poudre en or. En tournant toujours, il prononça :

-  KALUA, KALUA, KALUA...

Il éloigna le chaudron du feu et répéta trois fois :

-  KUNA, AZALI, KALUA... KUNA, AZALI, KALUA... KUNA, AZALI, KALUA...

Au bout d'une heure, le liquide s'épaissit. Cela ressemblait à de la pommade à présent.

Il la prit en main, encore chaude. Il lui donna la forme d'un petit cheval : les jambes fines, la tête, les yeux, la bouche, les oreilles, un modelage parfait.

Il ôta alors de son annulaire gauche une bague carrée. Il la glissa dans le corps encore mou du petit cheval, comme toi tu enfonces un objet dans de la plasticine. Il effaça la fente d'entrée d'un geste du doigt puis il posa la statuette sur une table et alla s'étendre trois heures.


À minuit, le magicien-sorcier prit le petit cheval devenu dur comme de la pierre. Il le glissa dans la poche de sa tunique rouge, puis il mit sa cape noire et sortit.

Il traversa la forêt silencieuse, puis une grande plaine, sous les étoiles. Le soleil se levait derrière lui quand il parvint au bord de la mer. Il sortit son petit cheval de sa poche et le lança dans les vagues. La statuette coula à pic.

Le magicien-sorcier maudit et détesté de tous disparut au même moment. 

Cent ans passèrent...


Et nous voilà aujourd'hui...


Béatrice se réjouissait. Un dimanche au bord de la mer avec son papa, sa maman, et son petit frère Nicolas, un bébé de un an. Quelle chance ! Elle avait pu inviter son copain François. Âgés de sept ans et demi tous les deux, ils habitent la même rue et sont grands amis.

Les deux enfants jouaient sur la plage, creusant le sable avec des pelles pour construire un château au bord de l'eau.

Tout à coup, celle de Béatrice buta contre une pierre. Étonnée, la fillette fouilla le sable avec les doigts. Elle découvrit un joli caillou. Il ressemblait à un petit cheval. On distinguait aisément la tête, les yeux, la bouche, les oreilles, les jambes.

La pierre magique du magicien-sorcier... Mais elle ne le savait pas...

Elle la ramassa et la glissa dans la poche arrière de son short, puis elle continua à creuser avec son copain.

Après le pique-nique sur la plage, les parents de la fillette demandèrent aux deux grands d'aller jouer un peu plus loin. Nicolas, le bébé, devait faire sa sieste. Il ne fallait pas qu'on le dérange.

Les deux amis montèrent dans les dunes. Béatrice sortit le petit cheval et le montra à son copain.

- Il est beau, commenta François. Où l'as-tu trouvé ?

- Tantôt, en creusant le sable pour le château-fort. Ça me fera un joli souvenir de cette belle journée.

Elle le remit dans la poche de son short et ne s'en occupa plus.


Revenue à la maison, elle le posa sur l'appui de fenêtre de sa chambre.

Elle ne savait pas qu'en prenant cette statuette chez elle, elle allait connaître une des plus terribles aventures de sa vie.


Cette nuit-là, Béatrice crut rêver. Mais était-ce un rêve ? Elle eut l'impression que quelqu'un parlait tout bas dans sa chambre. Elle entendit, comme dans un souffle :

- KUNA, AZALI, KALUA.

Elle sortit de son lit et prit le petit cheval en main. Il vibrait. Il répétait tout bas :

- KUNA, AZALI, KALUA.

Il était tiède.

- Étrange, songea tout haut notre amie. Une pierre mise au soleil se réchauffe, mais jamais quand on l'expose à la lueur de la lune... Et puis elle parle...


Quelques jours passèrent. Notre amie ne pensait plus à son petit cheval, resté sur la tablette de la fenêtre.

Deux nuits avant la pleine lune, Béatrice fit un rêve effrayant, un cauchemar.

Elle était assise en pyjama au bord de la mer. Elle vit soudain arriver vers elle une vague gigantesque, plus haute qu'une maison. La vague se fracassa sur la plage où elle se trouvait et la trempa de la tête aux pieds.

Une deuxième vague suivait au sommet de laquelle elle distingua une barque. Une main humaine pendait sur le bord  de l'embarcation, telle la main d'un mort.

Notre amie recula. La vague s'écroula sur le sable, couvrant tout de son écume. Le canot, emporté par son élan, glissa passant au-dessus d'elle, vers un rang de palmiers et se coinça entre leurs troncs.

La main qui pendait remua et la fillette entendit un appel de détresse.

Elle s'approcha de l'embarcation et vit un homme qu'elle ne connaissait pas. 

- S'il te plaît, donne-moi à boire, dit-il en se tournant vers elle.

Béatrice regarda autour d'elle et aperçut un ruisseau dans les hautes herbes.

- Vous pouvez aller boire là, monsieur.

- Soutiens-moi, je n'ai plus la force, supplia l'homme.

Elle s'avança et l'aida à se lever. Il s'appuyait sur elle. Titubant, il arriva au bord de l'eau et se laissa tomber sur le sol. Il trempa sa main dans le ruisseau et but.

Notre amie observa qu'il tenait toujours l'autre, la gauche, fermée. L'homme but encore puis se tourna vers la fillette.

- N'y va pas, et si tu t'y retrouves malgré toi, réponds juste.

- Où cela, monsieur ?

Mais trop tard, l'homme venait de mourir. Sa main gauche s'ouvrit et une pierre précieuse rouge, un rubis peut-être, roula aux pieds de notre amie.

Se baissant pour le ramasser, elle vit un tapis... Celui de sa chambre !

Elle se trouvait à quatre pattes à côté de son lit, et, chose étrange, trempée de la tête aux pieds. La pierre rouge roula contre sa chaise. Intriguée, elle la ramassa, la regarda puis la posa près du petit cheval sur l'appui de fenêtre.

Béatrice sortit un autre pyjama de son armoire et se rendit à la salle de bain pour se sécher et se changer. Puis elle retourna au lit. Elle mit un long moment avant de se rendormir.

Au même moment, le petit cheval prononça la formule magique. Ce n'était plus un murmure, cette fois, mais une voix un peu forte, mais notre amie ne s'éveilla pas.

-  KUNA, AZALI, KALUA.

 
La nuit suivante, la dernière avant la pleine lune, elle fit un autre rêve, un deuxième cauchemar.

Elle était assise dans une barque en mer, emportée au milieu d'un gigantesque tourbillon, grand comme un stade.

Le canot tournait et tournait encore. La fillette ramait de toutes ses forces, mais elle ne réussissait pas à sortir du tourbillon. Elle tournait de plus en plus vite en cercles concentriques qui la rapprochaient sans cesse du centre. Tout à coup elle y fut aspirée et descendit au fond de l'eau.

Notre amie s'éveilla en sursaut dans sa chambre. Elle avait l'impression de ne plus pouvoir respirer. Elle s'assit au bord du lit en toussant et en tentant de recracher l'eau de mer qu'elle croyait avoir avalée. Encore une fois, elle était trempée de la tête aux pieds.

- Quelle horreur! murmura Béatrice. Que m'arrive-t-il ?

Ne trouvant plus de pyjama sec dans sa garde-robe, elle ouvrit son sac d'école et se mit en tenue de gymnastique pour passer le reste de la nuit.

En passant près de la fenêtre, elle toucha le petit cheval. Il était brûlant. Elle entendit, clair et fort :

-  KUNA, AZALI, KALUA.


Notre amie y repensa toute la journée du lendemain. Puis au soir, apparut la pleine lune, lumineuse dans le ciel noir.

La fillette entendit un bruit sec, net, comme un verre qui casse, et s'éveilla. Elle ne rêvait pas.

Elle se redressa dans son lit. Le petit cheval venait de se briser en deux.

Béatrice s'approcha de l'appui de fenêtre et aperçut une bague carrée au creux d'une des deux parties brûlantes de la statuette.

À peine revenue de sa surprise, et après avoir pris la bague en main et l'avoir bien observée, elle eut envie de la glisser à son doigt. Mais elle hésita et renonça. Demain, François venait loger chez elle et passer le week-end. Elle verrait avec lui.


Le vendredi soir, les deux enfants revinrent de l'école ensemble. Le garçon déroula son sac de couchage sur le tapis, le long du lit de sa copine. Puis ils allèrent jouer au jardin.

Béatrice raconta à son ami tout ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait trouvé le petit cheval sur la plage, tout, y compris ses deux rêves terrifiants.

Ni l'un ni l'autre ne réussit à expliquer le phénomène. Notre amie rêvait, mais s'éveillait trempée. Et la pierre rouge, le rubis, était bien présent dans la réalité. La fillette montra ensuite les deux moitiés du petit cheval, et surtout, l'étrange bague carrée. Elle avoua à son copain qu'elle hésitait à la passer au doigt.

- Elle me fait peur. Je ne sais pas ce qui va m'arriver.

- Je veux bien tenter l'expérience avec toi, proposa François.

- Je le ferai, décida Béatrice. Mais si tu restes près de moi.

Ils s'assirent au fond du jardin, l'un près de l'autre. La fillette glissa la bague à son index. Il ne se passa rien.

Elle parla alors des mots mystérieux qu'elle avait entendus, répétés par le petit cheval les nuits précédentes. Ils les prononcèrent ensemble.

 - KUNA, AZALI, KALUA.

Et tout se déclencha.


Ils se retrouvèrent assis dans une barque, tenant chacun une rame en main. Ils tournaient en rond au cœur d'un immense tourbillon au milieu de l'océan.

Cela filait de plus en plus vite. Ils eurent beau ramer de toutes leurs forces, ils ne parvinrent pas à sortir de ces remous. Et plus le temps passait, plus ils descendaient profondément dans ce tourbillon. Quand ils approchèrent du centre, la barque piqua du nez dans une sorte de gouffre et tout devint noir autour d'eux.

Ils ne distinguaient plus rien. Ils venaient d'être aspirés dans une colonne d'eau et d'air qui les amena dans une cheminée noire elle aussi. Ils roulèrent sur un tapis.

Ils se redressèrent, trempés tous les deux et observèrent le lieu étrange où ils venaient d'arriver. Rêve ? Cauchemar ? Ou plutôt réalité, ce qui paraissait être pire...

- Béatrice, regarde, là, la fenêtre.

À travers la vitre, ils aperçurent des centaines de poissons multicolores qui nageaient dans l'eau. Le sol, du sable, était en partie couvert d'algues et de coquillages. La maison où ils se trouvaient semblait placée au fond de la mer, au creux de l'océan...


La pièce était à peu près vide, à l'exception d'un tapis sur lequel ils dégoulinaient et deux grands fauteuils devant une cheminée pour feu ouvert.

Assis dans un des sièges, un homme les observait, vêtu d'une tunique rouge et d'une cape noire.

Tu reconnais, bien sûr, le magicien-sorcier qui avait fabriqué le petit cheval, il y a cent ans. Mais nos amis, eux, ne le savaient pas.

- Des enfants, cette fois-ci! grogna-t-il. Bien. Espérons que vous serez plus astucieux que l'idiot qui vous a précédés et que j'ai renvoyé presque mort sur une barque.

- Il parle de l'homme que j'ai vu dans mon premier cauchemar, souffla Béatrice à François.

- Je vais vous poser trois questions. Si vous répondez bien vous pourrez partir. Si vous me donnez une mauvaise réponse, vous resterez prisonniers ici un jour et une nuit. Vous demeurerez enfermés tant que vous n'aurez pas répondu aux trois énigmes.

Les deux copains se regardèrent. Ils avaient très peur à présent.

- Pas trop difficile, s'il vous plaît, osa notre amie. Nous n'avons que sept ans et demi.

Imperturbable, l'homme lança sa première question.

- Je vais vous citer le nom de trois animaux : l'hippopotame, le rhinocéros et l'éléphant. Lequel des trois a une mauvaise vue ?

- Je pense au rhinocéros, dit François.

- Bravo! fit le sorcier.

Tu le savais, toi qui lis ce récit ?

- Deuxième question : Je suis blanc ou brun. Si on me laisse tomber à terre, je deviens jaune. Qui suis- je ?

Nos amis réfléchirent. Ils se regardaient.

- L'œuf, cria soudain Béatrice.

- Bravo! accepta le magicien. Troisième question : quand je refroidis, je grossis. Qui suis-je ? Si vous répondez juste, vous pourrez quitter ma maison.

Nos amis demeuraient muets. Aucune idée ne leur venait.

- Ça se mange ? demanda François, pensant aux bons desserts glacés que font ses parents.

- Je sais, interrompit Béatrice. C'est l'eau. Elle grossit quand elle gèle. L'eau fait parfois éclater des tuyaux ou des bouteilles en hiver.

- Vous pouvez partir. Je ne prendrai plus des enfants à l'avenir. Vous êtes bien trop futés. Prenez ce gobelet en or. Posez-le sur cette plaque de marbre blanc. Glissez-y la bague carrée, puis le rubis. Adieu.

Le magicien-sorcier disparut.


La fillette plaça le gobelet sur la pierre blanche qui servait de table de salon. Elle y mit la bague carrée. Elle sortit le rubis de sa poche et le laissa tomber à son tour dans le récipient.

Rien ne se produisit.

- Il nous ment, affirma François.

- Il faut peut-être dire la formule magique, suggéra son amie.

Ils la prononcèrent ensemble.

-  KUNA, AZALI, KALUA.

Les fenêtres s'ouvrirent. L'eau de l'océan s'engouffra dans la pièce. Nos amis furent aspirés vers le haut puis se retrouvèrent dans une barque, au sommet d'une énorme vague qui filait vers une plage bordée de palmiers. Ils fermèrent les yeux. Quand ils les ouvrirent, ils roulaient dans l'herbe du jardin de Béatrice.


- Quelle aventure ! dit le garçon.

- Personne ne nous croira, ajouta la fillette.

Les deux morceaux du petit cheval avaient mystérieusement disparu. Ils ne les retrouvèrent jamais.

Il se passa bien du temps avant qu'ils prononcent un jour la formule magique...

Et toi, tu t'en souviens ? Oseras-tu la dire ce soir, tout seul, dans ton lit ?

Bon voyage...