Béatrice et François
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Le moulin aux chats

         Cette histoire de nos deux amis est en même temps le scénario d'un jeu de rôle.

La grand-mère de Béatrice habite une région d'Allemagne située tout près du Luxembourg, l'Eifel. C'est un très joli pays de collines, de bois, de prairies, de châteaux et parsemé de petits lacs ronds qui occupent les cratères d'anciens volcans éteints depuis longtemps.

Au moment où commence cette étrange histoire, François et son amie, âgés tous deux de sept ans et demi, étaient invités pour quelques jours de vacances chez la charmante vieille dame.

 

Un après-midi, les deux amis revenaient d'une escapade à vélo dans les bois sous le ciel tout bleu de l'été. Même en short et en t-shirt, ils transpiraient en pédalant.

Ils passèrent sur un vieux pont en pierres qui enjambait une rivière. Ils décidèrent de s'arrêter pour une baignade.

Ils cachèrent leurs vélos dans les roseaux, puis descendirent au bord de l'eau en longeant l'arche du pont, et surtout en évitant les ronces et les orties. Ils ôtèrent les baskets. Ils entrèrent dans l'eau et se glissèrent sous la voûte en pierres.

Ils ne se mouillèrent que jusqu'aux genoux au début, mais un peu plus loin ils découvrirent un endroit où l'on pouvait franchement nager. Quel bonheur !

Après avoir pataugé et s'être aspergés un bon moment, ils s'éloignèrent de l'arche en suivant le cours de la rivière, à l'aventure, comme des explorateurs. Les grands arbres de la forêt créaient un tapis d'ombre et de lumière à la surface de l'eau.

Soudain, sur la rive droite et un peu en hauteur, ils aperçurent un étrange baraquement assez sinistre. Les vitres de plusieurs fenêtres étaient brisées. Certains volets détachés de leurs charnières pendaient lamentablement. Le toit, en planche lui aussi, était recouvert de branches et de feuilles mortes. Le vent, les pluies, le temps avaient détérioré le bâtiment et lui donnaient à présent une allure particulièrement inquiétante.

À côté de la maison se trouvait une immense roue en bois dont les pales plongeaient autrefois dans l'eau d'un petit canal, aujourd'hui à sec : une roue à aube.

Nos amis venaient de découvrir le moulin aux chats, l'ancien moulin de la région. C'était à la fois triste et effrayant. Quelques corbeaux, perchés sur le toit, lançaient leurs croassements et ajoutaient une note d'épouvante à l'endroit.

Les deux enfants observèrent cette bâtisse un instant, puis firent demi-tour pour aller reprendre leurs vélos. Ils se retournèrent plusieurs fois en partant, car Béatrice avait l'impression qu'on l'observait. Elle croyait apercevoir le visage d'un homme, immobile derrière les fenêtres sales. Elle frissonna.

 

De retour chez la grand-mère, ils lui racontèrent leur découverte.

L'aimable dame âgée leur enjoignit de ne plus y retourner.

Elle leur expliqua qu'autrefois, le moulin aux chats, appelé Katzenmühle, était un endroit agréable et florissant. Les fermiers des environs apportaient leur blé à un meunier sympathique, qui le transformait en farine. Lorsque l'homme solitaire, sans famille, mourut, le moulin fut abandonné.

- Mais, poursuivit la grand-mère, sous le regard attentif des deux enfants, un être étrange occupe le bâtiment actuellement, paraît-il. Il serait à moitié lézard, à moitié loup-garou. On évoque qu'il voit dans la nuit car il possède des yeux de chat. Certaines personnes du village prétendent entendre parfois miauler des chats la nuit dans ce lieu sinistre.

Nos deux amis écoutaient en silence.

- D'ailleurs, poursuivit la grand-mère, quand le vent souffle depuis la forêt, surtout quand il y a un peu de brouillard, on peut entendre pleurer, gémir ou miauler. On murmure dans les villages, par ici, que les nuits de pleine lune, l'être dangereux, le sorcier étrange, fait souffrir ses chats.

- C'est horrible, murmura Béatrice.

François frissonna à son tour.

 

Pourtant, le lendemain, poussés par une invincible curiosité et l'envie de libérer les chats, Béatrice et François décidèrent de retourner au moulin maudit, en secret.

Cette fois-ci, au lieu de descendre par la rivière, ils empruntèrent un ancien chemin, visiblement abandonné, car envahi de ronces, d'herbes hautes et de plantes, et qui menait au Katzenmühle.

Ils atteignirent bientôt le bâtiment. La grande construction sombre, tout en bois foncé, presque noir, semblait assoupie sous le soleil. Les volets grinçaient et battaient au vent. Parfois une porte claquait lors d'une bourrasque.

En s'approchant et en écoutant par une fenêtre entrouverte, Béatrice et François entendirent un miaulement. La fillette aperçut un petit chat assis dans l'ombre. Elle voulut le prendre dans ses bras pour l'aider à se sauver. Il se leva et s'éloigna, apeuré. L'un entraînant l'autre, les deux enfants entrèrent dans le bâtiment abandonné.

 

Il y faisait presque tout noir. Une mauvaise odeur de pourriture, de champignon, de moisi, les prit au nez. Ils remarquèrent la présence de toiles d'araignées un peu partout.

Soudain, tandis qu'ils osaient encore avancer de quelques pas, une porte se ferma d'un coup sec derrière eux.

Leurs yeux s'adaptèrent lentement à l'obscurité presque totale. Nos deux amis demeuraient immobiles.

 

C'est alors qu'ils perçurent une présence. Quelqu'un se trouvait là qui les observait avec ses yeux fendus comme ceux d'un chat.

L'individu ricana.

- Ce n'est pas la première fois qu'on vient libérer mes vingt-quatre chatons. Ils sont enfermés, pour mon plus grand plaisir dans une pyramide, tout au bout de la huitième cave, derrière la huitième porte. Si vous voulez tenter de les délivrer, il vous faudra prouver votre intelligence et votre courage.

Béatrice et François regrettaient d'être entrés, mais c'était trop tard à présent.

- Oui, poursuivit l'étrange individu, huit portes et huit caves à passer, comme pour les huit pattes d'une immense araignée. Huit mots à découvrir. Huit épreuves à réussir pour recevoir les pièces détachées d'une étrange pyramide qu'il vous faudra ensuite construire. Si vous y parvenez, vous aurez percé le secret de cette maison. Les portes des cages s'ouvriront et les petits chats se sauveront.

L'homme observa nos deux amis en silence un instant, puis il continua.

- Si vous vous montrez particulièrement habiles et audacieux, vous pourrez essayer de quitter ce lieu. Pour cela, il vous faudra gagner deux clés. Ce sera après une nouvelle épreuve, la plus délicate de toutes. Voulez-vous tenter cela maintenant ou préférez-vous attendre la prochaine pleine lune ? J'aurai le plaisir de remettre la roue à aube en marche. Je vous y attacherai avec les petits chats et je vous ferai plonger toutes les minutes dans l'eau froide de la rivière.

Nos amis n'avaient pas le choix. Ils venaient de tomber dans un piège, à cause de leur témérité.

Alors, au lieu de gémir ou de pleurer, ils rassemblèrent leur courage et regardant l'homme droit dans les yeux, tout en se donnant la main, ils répondirent :

- Nous voulons libérer les petits chats et tenter de vous faire disparaître. Tout de suite.

 

L'étrange individu, sans ajouter un mot, les fit descendre le long d'un escalier en pierres puis suivre un couloir crasseux encombré de planches pourries et de boue nauséabonde. Nos amis parvinrent devant une première porte en bois brun. Un mouton blanc y était peint.

Une question était gravée sur le linteau:

Comment s'appellent la femelle et le bébé du mouton ?

- La brebis et l'agneau, répondit Béatrice immédiatement.

La porte s'ouvrit en grinçant.

- Entrez, commanda l'individu à la peau de lézard.

La première cave était sale et semblait vide. Sur une étagère se trouvait une boîte en fer rouillée. Le sorcier leur ordonna de l'ouvrir. Ils aperçurent cinq cuillères en argent et deux billes en cuivre rouge.

- Voici, expliqua l'homme. Prenez chacun une cuillère, mais une seule bille pour vous deux. L'un de vous va traverser la cave, une main derrière le dos et la bille dans la cuillère, aller là-bas, près de la cheminée et tourner autour de la tête de mort qui s'y trouve sculptée. Puis il reviendra. Ce sera le moment de passer la bille à l'autre, dans sa cuillère, sans la laisser tomber à terre et sans la toucher. Le suivant s'avancera à son tour vers la tête de mort, la caressera, puis reviendra. Vous avez trente secondes pour faire ces deux aller-retours.

Béatrice et François sont très adroits. Ils réussirent à effectuer les trajets, caresser deux fois la tête de mort et revenir sans laisser tomber la bille.

Nos amis reçurent un bloc en bois, assez grand. Il avait une forme étrange, ni carrée, ni rectangulaire.

 

Nos amis s'approchèrent de la deuxième porte.

Un cochon rose était peint sur le bois.

- Nommez-moi l'endroit où vit le cochon, lança l'étrange individu qui les suivait.

François songea à la porcherie. Béatrice lui souffla à l'oreille qu'elle avait lu un livre où il était écrit que ces animaux vivent dans une soue.

- La porcherie ou la soue, risqua le garçon.

- Très bien. Avancez par ici.

La porte s'ouvrit. Ils entrèrent dans une deuxième cave. Elle semblait plus sombre que la précédente. Le sol était jonché de paille pourrie. Il s'y trouvait, empilés dans un coin, dix blocs de bois en forme de cubes.

- Je vous donne soixante secondes pour construire une tour avec ces dix blocs. Si la construction tombe, c'est raté.

Nos amis se précipitèrent vers les blocs et sans grande difficulté, en moins de temps que prévu, réussirent à dresser une tour de dix blocs qui tenait bien.

- Voici une deuxième pièce de votre future pyramide.

Elle ressemblait tout à fait à la précédente qu'ils venaient de gagner dans la première cave.

 

Ils se dirigèrent vers la troisième porte. Il fallait pour l'ouvrir, deviner les noms d'animaux à deux, quatre, six, huit et dix pattes successivement.

Pour les deux pattes c'était facile. Le corbeau, la pie, n'importe quel oiseau convenait. Pour les quatre pattes, ils nommèrent le chien, le lion, la girafe. Pour les six pattes, ils évoquèrent les insectes, la fourmi entre autres. L'araignée, pour les huit pattes. Mais à dix pattes, ils hésitèrent.

Tout à coup, François s'écria :

- Le homard, l'écrevisse.

- Très bien, apprécia l'homme-lézard. Je vois que vous êtes doués d'une bonne mémoire. Passez dans la troisième cave.

Elle apparut vide de nouveau, sauf deux cordes qui traînaient au sol. Un anneau de grande taille pendait à une poutre du plafond.

- Vous allez placer une main derrière le dos, leur dit le sinistre individu, la gauche ou la droite, à votre choix. Puis vous ramasserez chacun une corde et vous les nouerez ensemble. Chacun de vous n'utilisera qu'une seule de ses mains. Vous disposez d'une minute pour réussir cette épreuve.

Béatrice et François firent bonne équipe et parvinrent à créer un nœud en cinquante secondes.

Ils reçurent une troisième pièce, tout aussi bizarre que les autres.

 

L'homme-lézard les conduisit devant une quatrième porte. Des grenouilles peintes semblaient sauter sur des nénuphars. Il leur fit lire l'énigme inscrite en lettres dorées, juste en dessous.

- Quel nom porte le bébé de la grenouille ?

Les deux amis se regardèrent.

- Le têtard, osa Béatrice.

La porte suivante s'ouvrit en grinçant, comme les autres. Ils entrèrent dans la quatrième cave. Elle était un peu mieux éclairée. Il ne s'y trouvait vraiment rien à part de la poussière et des toiles d'araignées. Une odeur de moisi prenait au nez.

Un étroit bassin, rempli d'eau croupie, occupait le centre de la pièce. Une balle de la taille d'une prune y flottait.

- L'un de vous doit saisir cette balle avec la bouche, les mains derrière le dos.

Béatrice se porta aussitôt volontaire. Elle l'aspira entre ses dents tout en osant plonger sa tête dans l'eau sale.

- Bravo, dit l'étrange individu.

- J'ai fait ça à mon dernier camp de baladins, chuchota la fillette à son copain.

- Bien, voici votre quatrième pièce, lança l'individu.

 

- Vous allez construire une pyramide, à présent, avec les quatre pièces gagnées, sinon, inutile d'espérer sauver les chats. À vous de les placer convenablement. Je vous donne cinq minutes pour réussir.

Nos amis cherchèrent un long moment la manière d'assembler ces pièces obliques qu'ils tenaient entre les mains. Ils parvinrent peu à peu à emboîter le tout et à former une pyramide parfaite.

Un volet s'ouvrit et les vingt-quatre chats purent se sauver.

Première victoire !

 

- À présent, il faut continuer, fit le sinistre individu. Vous voulez quitter ces caves. il vous faut deux clés. Vous voici devant la cinquième porte.

Une jolie peinture représentait des chevaux dans une prairie fleurie.

- Connaissez-vous le nom de la femelle du cheval et celui de son bébé ?

- Facile, dit Béatrice en souriant. La jument et le poulain.

Notre amie retrouvait son assurance et François reprenait confiance.

Ils entrèrent dans la cinquième cave. On se serait cru dans un village du Far West. Le décor représentait un saloon, avec des tables, des chaises, des chapeaux accrochés aux murs et un bar tout au fond. Un révolver traînait sur le comptoir.

- Voici deux balles, dit l'homme-lézard en leur présentant deux balles de golf. Placez-vous l'un en face de l'autre et lancez votre balle chacun et ensemble. Faites en sorte qu'elles se rencontrent, qu'elles se touchent.

Béatrice et François hésitèrent un moment. Puis ils firent glisser leur balle l'une vers l'autre sur le sol. Elles se cognèrent au troisième essai.

- Bien, continuons.

 

Ils se présentèrent ensuite devant la sixième porte. Un cochon y était peint, moins beau que celui de tantôt.

- Prononcez le nom de la femelle du cochon et de son petit.

- La truie, affirma François.

- Et le porcelet, enchaîna Béatrice.

- Entrez dans la sixième cave. Vous y trouverez un coffre. Ouvrez-le.

Il faisait très sombre, de nouveau. Nos amis s'approchèrent d'un énorme bahut. Une araignée se sauva quand ils ouvrirent le coffre. L'homme s'assit dans un fauteuil sale.

- Choisissez dix perles et enfilez-les sur le fil de fer enroulé à vos pieds. Vous disposez de soixante secondes pour effectuer ça.

François réussit l'opération en cinquante-huit secondes.

- Bien, poursuivons...

 

L'homme aux yeux de chat les fit avancer dans un couloir étroit et sombre. Ils s'arrêtèrent devant la septième porte. Elle était peinte en noir.

- La chenille s'enferme dans un cocon et en ressort papillon, fit celui qui les accompagnait. Comment l'appelle-t-on entre les deux, pendant sa métamorphose ?

Il y eut quelques instants de silence et de réflexion intense.

- La chrysalide, s'écria le garçon.

- Décidément, vous êtes très forts, maugréa le sinistre individu. Entrez dans la septième cave.

Les murs étaient gris et des champignons pendaient au plafond. Des feuilles de papier, couvertes de poussières, traînaient sur une table sans doute depuis longtemps.

- Prenez une feuille chacun. Pliez-la. Faites un avion. Puis, grimpez sur le tonneau, juste à votre gauche. Lancez l'avion que vous aurez fabriqué. Il doit atteindre le mur opposé.

Nos amis connaissaient ce genre de jeu. Plier des feuilles pour en faire des avions, ils font ça parfois avec leurs copains et leurs copines à l'école.

Ils en réalisèrent deux beaux.

Ils montèrent à tour de rôle sur le tonneau et lancèrent leur avion. Les deux pliages touchèrent le mur opposé.

 

L'homme-serpent les conduisit devant la huitième et dernière porte. La poignée, vraiment surprenante, ressemblait à une tête de cochon. Ils lurent la question inscrite juste en dessous.

- Comment nomme-t-on le museau du cochon ?

Nos amis restèrent muets. Ils n'en avaient pas la moindre idée.

- Le museau... murmura Béatrice.

- Il porte un nom bizarre, dit François. Attends. Ma grand-mère me l'a dit l'autre jour. Il faut que je m'en souvienne.

- Essaye, supplia Béatrice. Nous touchons au but.

- Oui ! cria le garçon. Ça me revient. Le groin !

- Incroyable, ne put s'empêcher de lancer l'homme-lézard. Entrez dans la huitième cave.

Elle était vide et assez claire. Plusieurs fenêtres fermées et protégées par des barreaux laissaient apercevoir la forêt, la rivière et tout près, la roue à aube.

- Vous allez à présent poser votre main gauche, ici dans cette cave, à un endroit que votre main droite ne pourra jamais atteindre.

Nos amis regardèrent autour d'eux.

- Là où on peut mettre sa main gauche, on peut aussi poser sa main droite, estima Béatrice. Je ne comprends pas.

Mais après un moment d'hésitation, la fillette glissa soudain sa main gauche vers son coude droit.

- Voilà, dit-elle. Ma main droite ne peut pas toucher mon coude droit.

- Voici les deux clés. Mais elles sont attachées l'une à l'autre. Bonne chance pour les séparer afin de pouvoir vous en servir pour vous sauver.

Ils réussirent en tâtonnant pendant moins de cinq minutes.

Au même instant, un grand cri retentit. L'homme-lézard aux yeux de chats disparut.

Béatrice et François coururent vers l'extérieur du Katzenmühle sans demander leur reste.

 

Ils reprirent aussitôt le chemin qui conduisait chez la grand-mère de notre amie.

Se retournant à cause de grincements épouvantables qu'ils entendaient derrière eux, ils aperçurent un étrange spectacle.

Les murs pourris de cette construction s'écroulaient les uns sur les autres et bientôt, l'affreux moulin ne fut plus qu'un amoncellement de planches moisies.

La nature reprit vite le dessus. En quelques jours, des ronces, des orties, puis des arbres poussèrent à cet endroit. Dernier maléfice ou résultat de l'horreur de ce lieu, tous leurs fruits furent empoisonnés pendant longtemps.

Mais le Katzenmühle avait disparu pour toujours. On n'entendit plus jamais des chats miauler les nuits de pleine lune, même quand il y a du brouillard ou que le vent sort de la forêt.