Christine
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Le chasseur

     Comme tous les soirs, Christine attendait le passage de son hibou avant de s'endormir. Ce soir, il tardait un peu.

Il apprit autrefois à notre amie, aujourd'hui âgée de dix ans, à utiliser son don de parler aux animaux et de les comprendre. Depuis, à la nuit tombée, il vient toujours se poser sur le bord de la fenêtre et échange avec elle les dernières nouvelles de la forêt où elle habite avec ses parents.

Il arriva enfin.

- Christine, dit-il, un cerf t'attend devant ta porte. Il veut te parler. Un terrible malheur se produit dans nos grands bois.

Le hibou s'envola sans fournir d'explication.

 

Notre amie, déjà en pyjama, descendit pieds nus l'escalier et expliqua la raison à ses parents. Ensuite elle ouvrit la porte de la maison. Elle s'approcha du grand cerf et l'entoura de ses bras. Puis elle s'assit contre le mur de la façade.

- Que se passe-t-il? demanda-t-elle.

- Cet après-midi, un chasseur a tué une biche, maman de deux petits faons. Ils pleurent. Il vient souvent depuis quelques temps. Aide-nous, Christine. Dis-lui de partir et de ne plus revenir.

- On ne peut pas chasser dans cette forêt, répondit la jeune fille. Personne, sauf mon père. Il doit tuer chaque année des sangliers, car il y en a de trop. Je comprends qu’il y a une raison... Du coup, je l'accompagne. Mais personne d'autre ne peut chasser. Je suppose que ce chasseur est parti à cet instant...

- Oui, mais il reviendra.

- Justement, lança Christine. Ce jour-là, viens me chercher. Je verrai ce que je peux faire.

 

Le lendemain, notre amie rencontra la harde de cerfs et de biches dans une clairière, près du lac où elle aime aller se baigner vêtue de sa vieille salopette délavée, quand elle a fini d'étudier.

Elle caressa longtemps les deux petits faons qui pleuraient leur mère. Elle les serra dans ses bras avec émotion.

- Pauvres petits, pauvres petits, répétait-elle.

Puis elle revint à la maison, plus décidée que jamais à tenter quelque chose pour arrêter ce chasseur.

 

Trois jours plus tard, le grand cerf vint chercher notre amie au milieu de l'après-midi. Elle monta sur son dos et se tint avec fermeté à ses bois. Ils filèrent, bondissant à travers fourrés, ronces et fougères, vers le carrefour des trois routes.

Une luxueuse voiture se trouvait là, avec un chauffeur assis au volant. Il lisait un livre en attendant son employeur, sans doute quelqu'un de très riche.

Il ne vit pas notre amie en salopette, qui passa en se dissimulant derrière les taillis.

Christine suivit ensuite la route à pied, deux ornières boueuses qui mènent à gauche vers le grand marécage. C'est une vaste étendue d'eau et de vase, causée par une large rivière qui déborde à cet endroit sur plusieurs kilomètres. Paradis des canards, des grenouilles, des crapauds, mais aussi des serpents d'eau, des moustiques et autres insectes piqueurs.  Des milliers d'oiseaux y trouvent refuge et s'y plaisent. Beaucoup d'animaux viennent y boire à l'aube.

Les bords, envahis de roseaux et de joncs sont fangeux. À certains endroits que notre amie sait éviter, on peut s'y enfoncer et disparaître comme dans des sables mouvants.

 

Christine avança sur cette piste, suivie de loin par le grand cerf.

Soudain, surprise, étonnée à la fois, elle aperçut un garçon de onze ans environ. Il portait un magnifique costume de chasseur : hautes bottes vertes, pantalon en velours brun, chemise à carreaux couleur feuilles d'automne, et une veste en daim du meilleur goût. 

Mais surtout, il tenait un fusil à la main.

Notre amie s'approcha puis l'appela.

- Que fais-tu là? Il est interdit de chasser dans cette forêt.

Le garçon se retourna. Il observa la jeune fille d'un air supérieur, suffisant, moqueur.

- Tu comptes m'en empêcher? Comment feras-tu? D'abord, tu n'es qu'une fille, et puis moi, je tiens le fusil. 

Il regarda encore notre amie de haut en bas.

- Tu ferais mieux d'aller traîner tes haillons ailleurs que sur mon chemin.

- Je m'appelle Christine, lança notre amie encore conciliante. Et toi?

- Hugo. Va-t'en, avant que je te prenne pour cible.

- Tu as tué une biche la semaine passée. Ses deux petits faons sont bien malheureux. Ils pleurent leur maman.

- Et alors? Ce ne sont que des bêtes. Je m'en fiche. Peut-être que j'aurais dû tuer les deux faons aussi.

- Rentre chez toi, Hugo. Ton chauffeur t'attend.

- Il est payé pour ça. Et toi, fiche le camp. Tu n'as rien à faire ici.

- Mon père est bûcheron dans cette forêt. Il en est aussi le gardien.

- Tu m'énerves. Je te prends en chasse. Tu as cinq minutes pour courir te cacher. Si je te trouve, je tire sur toi, cria le garçon.

- Tu iras en prison si tu me blesses.

- Mon père est le président-directeur général d'une vaste entreprise qui occupe des milliers d'ouvriers. Il est très riche. Une équipe d'avocats se tient à son service. Si je te blesse, on parlera d'un accident de chasse. Moi, il ne m'arrivera rien. Toi tu souffriras le long du chemin dans tes vieilles guenilles déchirées.

 

Christine comprit qu'il était inutile d'insister. Elle prit la menace très au sérieux. Elle s'encourut vers le grand marécage, en se promettant toutefois de donner une leçon à ce garçon aussitôt que possible.

Elle arriva au bord de l'eau. Elle s'apprêta à s'y aventurer et à se glisser entre les roseaux en cas de besoin.

Hugo s'approchait. Il regardait à gauche et à droite en avançant et en pointant son fusil dans toutes les directions.

 

Christine entra dans l'eau, une vase brune, malodorante. Puis elle progressa sautant de mottes en mottes, visant celles qui pouvaient la supporter. Pour cela, il faut connaître le marais comme elle, afin d'en repérer les dangers. Ensuite elle pataugea dans l'eau sale, s'enfonçant jusqu'aux genoux pour ne pas laisser de traces derrière elle. Puis elle se baissa. Le tambour de son cœur battait, effréné.

Hugo s'arrêta au bord du marais. Il semblait hésiter.

Notre amie recula sans bruit. L'eau lui venait à la taille à présent.

Tu n'oseras pas t'aventurer par ici, se dit-elle presque tout bas. Tu crains de salir tes beaux vêtements. Moi, avec ma salopette délavée, mes guenilles comme tu dis, je n'hésite pas. Et puis mes parents préféreront retrouver leur enfant sale, couvert de boue, que blessé ou mort. 

Le garçon scruta encore le marais quelques instants, puis il se décida à tourner les talons. Il repartit vers le carrefour des trois routes où son chauffeur l'attendait dans la voiture.

Christine patienta deux minutes, puis sortit des roseaux avec prudence. Hugo pouvait s'être caché. Plus personne en vue. Elle retourna chez elle.

 

Quand son hibou se posa sur l'appui de fenêtre, au soir, elle lui expliqua son idée.

- Pourrais-tu, en compagnie du grand cerf, réunir un conseil des animaux de notre forêt, pas trop loin de chez moi. Vous m'inviteriez et je vous exposerais mon plan.

Chachou s'envola et ne revint pas.

Un renard, ami de Christine depuis toujours, vint lui apporter la réponse au matin.

- Demain, à la pleine lune, viens dans la clairière traversée par un ruisseau qui serpente derrière chez toi. On t'attendra à minuit.

 

Le lendemain soir, notre amie se rhabilla, une fois la porte de sa chambre fermée, après le dernier bisou des parents. Elle attendit que sonnent vingt-trois heures.

Elle sortit par la fenêtre, passa sur le toit du hangar où son père entrepose son bois, puis se glissa de poutre en poutre jusqu'au sol.

Elle suivit la route en terre quelques minutes, puis se dirigea vers le lieu de rendez-vous.

 

Des centaines d'animaux rassemblés là, attendaient. Des cerfs avec leurs biches et leurs petits faons, des renards, avec renardes et renardeaux. Notre amie vit aussi des belettes, des fouines, des lièvres, des putois, des ratons laveurs. Les grenouilles et les crapauds chantaient par dizaines. Des oiseaux de toutes sortes, des corbeaux surtout, mais aussi des pies, quelques hiboux, des chouettes et des centaines d'autres, répondaient à l'appel.

Tous se turent quand Christine passa au milieu d'eux. Elle escalada un rocher, s'assit et leur parla.

 

- Peuple de la forêt, le chasseur qui a tué une biche, reviendra. Ce garçon sans cœur ne songe qu'à son plaisir de tuer des animaux. Voici ce que je vous propose.

Elle exposa son plan.

- Il chasse toujours entre le carrefour des trois routes et le grand marais. Tous les animaux capables de faire du bruit, bramer, glapir, coasser, croasser, caqueter, siffler, ou autre, formeront une ceinture à gauche et à droite de la piste qui mène au marécage. Vous attendrez mon signal. Le grand cerf viendra me chercher dès que le garçon arrivera. Je suivrai le chasseur sans qu'il me voie. Il franchira l'espace où vous vous tiendrez cachés. Attention, il est armé.

Tous les animaux écoutaient la jeune fille éclairée par la lune.

- À mon signal, vous lancerez vos cris en avançant derrière lui. Surpris, saisi, terrorisé même, il reculera vers le marais. Il y entrera car il se sentira acculé. Affolé, il commencera à s'enfoncer dans la boue, comme dans des sables mouvants.

Christine observa la clairière silencieuse. 

- J'apparaîtrai près de lui au dernier moment pour le tirer des vases stagnantes. Ce sera pour lui une dure leçon, mais je crois qu'il la comprendra et ne l'oubliera jamais.

 

Trois jours plus tard, en début d'après-midi, le garçon arriva en voiture. Il saisit son fusil et quitta le carrefour des trois routes. Son chauffeur ouvrit un livre et lut en l'attendant.

Hugo suivit comme chaque fois la piste en terre qui s'arrête au marécage.

Le grand cerf vint chercher Christine. Il la fit monter sur son dos puis bondit à travers bois. Notre amie mit pied à terre cent mètres derrière Hugo.

Il avançait, silencieux, arme en main. Il passa, sans s'en rendre compte, la zone où des centaines d'animaux, peut-être plus, se trouvaient cachés. Ils se taisaient. Il ne les vit pas.

Notre amie, à son tour, atteignit cette ceinture vivante. Il restait cinq cents mètres à parcourir avant d'arriver au bord des eaux boueuses du grand marais.

Christine fit un signe, comme convenu.

Tous se mirent à pousser leurs cris. Le silence de la forêt se déchira au son du boucan infernal soudain.

Hugo sursauta, se tourna, pâlit.

Ne réussissant pas à repérer les animaux, il tira deux fois à l'aveuglette, sans en toucher un seul. Puis il s'encourut effrayé, paniqué, rongé par la peur, vers le marécage. La seule issue qui s'offrait à lui, face au délire soudain de la forêt. Il courait, pleurait, hurlait, poursuivi par la vague immense du raz-de-marée sonore.

 

Christine suivait à distance, entourée de brames de cerfs, de glapissements de renards, de croassements de corbeaux, de cris de milliers d'oiseaux. Même les grenouilles et les crapauds coassaient de leur mieux. Les pies jacassaient comme des folles.

Le garçon atteignit le bord du marécage. La piste en terre s'achevait là.

Il se retourna. Son fusil tremblait entre ses mains. Il transpirait de peur. Le concert qui le terrifiait, approchait de lui, inexorablement.

 

Il entra dans la boue en reculant. Elle vint assez vite par-dessus ses bottes. La vase y glissait, le long de ses chevilles et atteignait ses pieds. Le bas de son beau pantalon de velours était maculé de boue à présent.

Il recula encore.

Il approchait, sans le savoir, de flaques plus profondes qu'il ny paraît, et qui seraient capables de l'avaler en quelques instants.

Il buta contre une branche morte enfouie au fond des eaux du marais. Elle faillit le déséquilibrer. Il fit des moulinets avec ses bras pour ne pas tomber en arrière et lâcha son fusil. Il le rattrapa aussitôt dans l'eau sale.

Il s'enfonçait assez vite. L'endroit est à éviter. Christine le sait, elle.

Le garçon se retrouva dans la vase plus haut que la ceinture. Il se débattait, mais ses mouvements ne faisaient qu'accentuer son enlisement.

Notre amie s'approcha et fit signe aux animaux de se taire. Elle s'avança encore d'un mètre ou deux et s'arrêta au bord du marais. Hugo s'enfonçait encore et encore.

 

- Au secours, lança le garçon en l'apercevant. Aide-moi. Tire-moi de là. Sauve-moi.

- Je risque de me salir, dit Christine.

- S'il te plaît. Ne m'abandonne pas. Tu vois que je m'enlise de plus en plus.

- Tends ton fusil vers moi.

Il le dirigea vers notre amie.

- Tiens le canon tourné vers toi.

La boue atteignait le garçon presque aux épaules.

Christine entra dans la vase jusqu'aux genoux, saisit la crosse du fusil et tira de toutes ses forces vers elle. Peu à peu Hugo sortit de la boue en rampant sur le ventre et en tenant l'autre côté de son arme, par le canon.

Mais notre amie glissa. Elle se retrouva près de lui, couchée sur le dos, dans la vase jusqu'au cou.

Ils se redressèrent sains et saufs et se regardèrent ruisselants d'eau sale.

Christine éclata de rire. Son humour se communiqua au garçon qui se mit à rire à son tour, le visage encore plein de larmes.

 

- Je me suis moqué de toi. Je t'ai humiliée. Et toi tu me sauves la vie. Tu es une fille géniale.

- Allez, prends ton fusil et viens, répondit notre amie. On retourne à ta voiture. Ton chauffeur t'attend. Mais ne viens plus jamais chasser dans cette forêt. Je ne serai pas toujours là pour te tirer d'embarras.

- Je te le promets, affirma Hugo. Merci Christine. Je peux voir les petits faons dont j'ai tué la mère? Je veux leur demander de me pardonner. Tu sais leur parler, toi. Je le vois bien. Tu traduiras.

La jeune fille observa le garçon. Il semblait sincère.

- Laisse là ton fusil. Tu le reprendras tantôt. Et suis-moi.

 

Ils quittèrent le sentier et s'arrêtèrent à l'entrée d'une clairière pleine d'herbes hautes, de fleurs et de soleil. Le grand cerf s'y trouvait avec sa harde. Les deux faons étaient couchés près d'un vieux tronc, entre les pattes d'une biche qui avait pris les deux orphelins sous sa protection.

Hugo s'approcha aux côtés de notre amie.

- Pauvres petits, dit-il. Je peux les caresser?

- Oui.

- Dis-leur que je demande pardon. Que je regrette ce que je leur ai fait.

Christine leur parla.

Les petits faons se laissèrent toucher puis léchèrent les mains de Hugo pour lui témoigner leur pardon.

Le garçon eut des larmes aux yeux.

 

Puis Hugo se redressa et se tourna vers notre amie.

- Je ne le mérite pas. Mais je voudrais que toi aussi tu me pardonnes. Et puis...

Il hésita à finir sa phrase.

- Et puis je voudrais devenir ton ami, et l'ami de tous les animaux. Mais peut-être que je ne suis pas assez bien pour cela... Donne-moi ma chance?

- D'accord, dit Christine, après un instant de silence. Je vois à présent que tu as du cœur.

 

Ils retournèrent au carrefour des trois routes. Le chauffeur les vit arriver couverts de boue et marchant côte à côte.

- Je connais un étang aux eaux claires ici tout près, dit Christine. On ferait bien d'y plonger pour laver un peu nos vêtements.

Ils s'y rendirent et nagèrent un moment entre les arbres et les roseaux. Ça scella leur amitié nouvelle.

Puis ils montèrent dans la belle voiture, encore ruisselants. Hugo insista pour reconduire notre amie chez elle.

Le chauffeur souriait en regardant ce garçon, métamorphosé par notre amie. Sa brutalité s'était changée en tendresse et en amour pour les animaux.