Christine
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Les lutins

     Christine, âgée de dix ans, habite dans une grande forêt. Son papa est bûcheron. Le village est à deux heures à pied de chez elle, plus d'une heure à vélo par un mauvais chemin mal entretenu. Du coup, sa maman lui fait classe à la maison. Elle n'a donc pas beaucoup d'amies, à part Myriam sa copine aveugle, et Mathieu.

Tu les connais pour les avoir rencontrés dans d'autres aventures.

Aussi bondit-elle de joie, lorsque revenant un jour du fond des bois, elle apprit qu'une ronde de lutins, des filles de son âge qui partaient au camp, l'invitaient à les accompagner.

Quelques jours plus tard donc, notre amie rejoignit la ronde un matin, juste avant le départ.

Dès son arrivée, la cheftaine, Okapi, siffla un rassemblement. Les trente-cinq filles se mirent en carré et observèrent du coin de l'œil, avec curiosité, la nouvelle venue en baskets et salopette.

-Christine, expliqua la cheftaine, je te présente la ronde de la Fleur Bleue. Il y a cinq équipes, appelées des sizaines. Les Kangourous, les Écureuils, les Chamois, les Renards et les Cerfs. Tu vas faire partie de celle des Écureuils. Fabienne, tu peux t'approcher et venir la chercher.

Une fille, un peu plus grande que notre amie, s'avança. La sizenière, c'est-à-dire la chef d'équipe des Écureuils.

-Je dois vraiment la prendre dans ma sizaine ?

Okapi toisa Fabienne.

-Quel accueil ! Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ?

Sans baisser les yeux, elle se tourna vers Christine.

-Suis-moi.

Notre amie lui emboîta le pas en souriant. Elle la plaça entre deux autres jeunes filles puis se tourna vers la cheftaine.

-Voilà, termina Okapi. Christine va faire partie de notre ronde pour toute la durée du camp. Nous l'accueillons avec grande joie. Ah, j'allais oublier. Notre invitée a un don extraordinaire et dont vous profiterez toutes dans les jours à venir sans doute : elle a le don de comprendre les animaux et de savoir parler avec eux.

Un murmure d'admiration parvint aux oreilles de Christine, venu de toutes les filles... sauf de Fabienne, sa chef d'équipe. Jalouse.

Elles partirent à l'endroit de camp.


Le lendemain, les cheftaines proposèrent de fabriquer des cabanes dans la forêt. Toutes se dispersèrent par sizaine.

Fabienne se montrait très active avec sa seconde et les autres lutins. Christine n'était pas en reste. Elle avait sorti son canif de la poche de sa salopette. Elle coupait activement des branches à l'aide de la lame-scie et la tanière prenait forme.

Fabienne s'approcha de notre amie.

-On ne peut pas avoir de canif au camp, sauf les sizenières et les secondes. Tu dois me le donner.

Étonnée et un peu triste, Christine tenta d'expliquer qu'elle vivait dans la forêt et qu'elle avait l'habitude de se servir d'un canif, soit pour se protéger, en cas de danger, soit pour jouer, toujours avec l'autorisation de ses parents.

-Ici, tu n'en auras pas besoin, insista la sizenière. Donne-le-moi. Je te le rendrai à la fin du camp. Et quand les cheftaines ne sont pas là, tu dois m'obéir.

-Je veux bien t'obéir, c'est normal, mais je préférerais le garder, dit notre amie.

Fabienne fit un pas en avant et toisa Christine. Elle tendit la main, sans dire un mot. Notre amie referma la lame et posa le canif sur la paume de sa sizenière.

Elle percevait bien l'animosité de Fabienne et ça lui faisait de la peine. Pourquoi se comportait-elle ainsi ? Serait-elle jalouse? Mais pour quelle raison? Pourquoi lui refusait-elle son amitié?

       
Le troisième jour du camp, les cheftaines décidèrent d'entreprendre une longue promenade pour découvrir les environs. Il y avait en effet des grands bois, quelques villages et surtout une immense zone de marécage de plusieurs kilomètres de long.

Okapi décida de contourner toutes ces terres immergées, mais bien sûr, sans les traverser. Elle expliqua aux filles qu'entrer dans ce marécage serait dangereux.

-On peut s'enfoncer dans la boue et disparaître à tout jamais, dit-elle. D'autre part, ces eaux stagnantes sont probablement infestées d'animaux de toutes sortes et qui peuvent être agressifs, sans compter les millions de moustiques qui vous assaillent.

La randonnée fut longue et belle. Elle dura toute la journée.

À midi, les lutins pique-niquèrent et bavardèrent entre elles. Christine se tailla un gros succès en racontant ses aventures. Fabienne, de plus en plus jalouse, se tenait à distance.

Vers la fin de la promenade, le chemin en terre qu'elles suivaient longeait à droite le marécage et à gauche, une grande propriété entourée d'un haut mur de pierres grises. Plus loin, des grilles étaient ouvertes. Devant ces grilles, se trouvait un gros chien.

Il se redressa, tourna la tête vers les filles et se mit à gronder d'une manière très menaçante. Les lutins, comme les cheftaines, s'arrêtèrent et l'observèrent.

-Comment allons-nous faire ? se demandèrent ces dernières. Il faut qu'on passe. Si l'on fait demi-tour, on devra suivre toute la route en sens inverse. On n'arrivera pas au camp avant la nuit. Les provisions sont épuisées. Les filles ont faim et sont fatiguées.

Christine s'avança seule vers le chien.

-Où vas-tu ? demanda la cheftaine.

Notre amie, le doigt sur la bouche, fit « chut ».

-Ne craignez rien pour moi, dit-elle presque tout bas. Et attendez que je vous fasse signe.


Lentement, courageusement, car inquiète, elle marcha vers le gros chien. Il grondait de plus en plus fort et se mit à aboyer furieusement. Il s'avança vers Christine, la menaçant de ses crocs pointus.

Elle fit comme dans sa forêt. Elle lécha la paume d'une de ses mains et la tendit vers le molosse. Elle poussa des petits cris.

Elle possède ce don de parler avec les animaux et de les comprendre, tu le sais.

Elle le flatta, lui disant qu'il était un bon gardien. Elle ajouta que le groupe d'enfants ne faisait que passer. On n'allait pas entrer dans la propriété. On ne voulait pas l'ennuyer, ni lui faire peur.

Le chien s'approcha, renifla la main de notre amie et puis la lécha. Christine en profita pour les glisser rapidement autour du cou de l'animal et le caresser énergiquement. Elle s'agenouilla, s'assit sur ses talons et prit la tête de la bête contre elle. Elle lui parlait tout bas à l'oreille. Puis, elle se tourna.

-Vous pouvez avancer, dit-elle, mais ne faites pas de bruit. Passez, puis éloignez-vous de deux ou trois cents mètres. Je vous rejoindrai.

Les filles défilèrent en compagnie des cheftaines. Chacune observa avec crainte et admiration notre amie, occupée à caresser le grand chien.

Quand elles furent hors de portée, Christine murmura encore quelques mots à l'animal, puis elle se redressa et partit. Le chien la regarda s'éloigner puis retourna dans la propriété.

Elle rejoignit les autres lutins qui l'accueillirent par un tonnerre d'applaudissements et de chaleureux bravos.

-C'est merveilleux ce que tu as fait, félicita la cheftaine.

-Tu es une fille géniale, s'exclama une lutin.

-Oui, je t'admire, dit une autre. Bravo !

-Quel courage! affirma une troisième. Moi, je n'aurais jamais osé.

La seule qui n'applaudit pas et qui se taisait, c'était Fabienne, la sizenière des écureuils. Elle n'en pensait pas moins.


Le quatrième jour du camp fut consacré à l'obtention de badges.

Si tu ne fréquente pas les lutins ou les louveteaux, je t'apprends que les badges sont des petits morceaux de tissu que l'on gagne en réussissant des épreuves. On peut alors les coudre avec fierté sur la manche de son uniforme.

Christine n'avait pas d'uniforme. Elle portait une salopette bien usée, mais cela ne la gênait pas du tout. Bien au contraire, elle s'y sent à l'aise pour ses randonnées ou pour nager dans les lacs et les rivières.

La sizenière et la seconde avaient déjà plusieurs badges cousus à leur chemise ou à leur pull. Elles en étaient très fières. Notre amie en remporta plusieurs. L'observation de la nature, le contact avec les animaux, elle excellait. Elle réussit sans difficulté à reconnaître les feuilles de différents arbres et des fleurs, ainsi qu'à allumer un feu.

Quand on accrocha les badges gagnés, solennellement au grand rassemblement, aux bretelles de sa salopette, la cheftaine remarqua une médaille.

-C'est quoi cela ? demanda-t-elle.

-C'est une décoration que j'ai obtenue en sauvant des soldats. La médaille du courage des Para-Commandos. 

Découvre ou relis : CHR.22 Opération Bébé crapaud.

Un nouveau murmure enthousiaste parvint aux oreilles de notre amie. Elle fut obligée de raconter son aventure dans les détails. Toutes l'écoutaient muettes d'admiration. Seule, Fabienne rongeait son frein. Jalouse, elle ne pouvait pas admettre que Christine possédait des dons extraordinaires et pas elle.


Le cinquième jour du camp, au soir, la ronde se réunit autour du feu de camp.

Pendant la veillée, chaque sizaine devait présenter un sketch. S'étant retrouvées entre elles pour préparer leur spectacle, Christine proposa à la sizaine, se souvenant d'une aventure avec des papillons (Découvre ou relis : CHR. 32 Les papillons), de danser autour du feu en se couvrant les bras de longs tissus découpés, qui feraient un kaléidoscope de couleurs. Fabienne déclara cette proposition ringarde et totalement dépourvue d'intérêt.

Sa seconde insista cependant pour qu'on fasse confiance à notre amie. Cela lui paraissait joli de danser autour du feu comme des papillons. Le sketch remporta un vif succès mais la sizenière, une fois de plus jalouse, la toisa d'un œil mauvais.


Le soir suivant eut lieu le premier jeu de nuit. Un des cuistots se déguisa en vieille femme. Il arriva en courant dans le réfectoire à la fin du repas en criant :

-S'il vous plaît. Retrouvez mon bébé. Des bandits l'ont kidnappé. Ces voleurs sont des monstres affreux. Ils font partie de la secte des buveurs de sang. Ils vont tailler le cœur de mon petit et sucer son sang avec des pailles.

Le récit parut tellement horrible et surtout fantaisiste, qu'après un instant de stupeur, cela fit rire tout le monde. Les filles avaient d'ailleurs reconnu un des cuistots.

La cheftaine rassembla toute la ronde et expliqua que le bébé était une poupée cachée dans les bois. Pour parvenir à la retrouver, il fallait suivre une route en terre à travers champs et forêt.

Chaque sizenière reçut un itinéraire. Les fillettes se précipitèrent vers leurs sacs pour y prendre une lampe de poche, du moins celles qui en avaient. Puis, toutes se mirent en route.

L'équipe des Écureuils suivit d'abord un long chemin en terre, creusé de profondes ornières au milieu des bois. Elle parvint près d'un vieux chêne. Son tronc se découpait, sinistre dans la lueur de la nuit. Une cheftaine les y attendait.

-Très bien, continuez votre route, par là, à gauche. Vous approchez du but.

Fabienne marchait devant. Dynamique, vive, excellente meneuse. On traversait un bois de sapins fort noir. Les plus jeunes donnaient la main aux aînées car elles n'étaient guère rassurées.

Tout à coup, sous la lueur de la lune et des étoiles, toutes entendirent un long hurlement, cela venait de leur droite, à une centaine de mètres.

-J'ai peur, murmura une petite nouvelle, dont c'était le premier camp.

-C'est quoi ? Quel animal ? demanda une autre.

-Attendez, chuchota Christine, j'écoute. Une femelle renard appelle. Elle nous demande de l'aide, car ses petits sont en train de mourir. On devrait la secourir.

-Oh, oui, répondirent les autres filles.

-Certainement pas, coupa Fabienne. On marche là pour tenter de gagner le jeu. On ne se déroute pas. Allez, on continue.

Mais les cinq autres lutins ne bougeaient pas. La sizenière se tourna vers sa seconde.

-Je veux bien qu'on fasse un vote démocratique. Levez le doigt, celles qui veulent aller secourir le renard.

Cinq doigts se levèrent, plus celui de Christine, ce qui faisait six.

-Bon, tant pis ! Puisque vous ne voulez pas jouer et que vous désirez rater le jeu, allez-y. Perdez-vous dans la forêt. Suivez la nouvelle. Je dois hélas vous accompagner.


Notre amie se faufila entre les arbres, puis à travers des broussailles et des massifs d'orties. Elle progressait en direction du hurlement.

Elles durent enjamber plusieurs troncs d'arbres déracinés, couchés sur le sol. Elles parvinrent au bord d'une ancienne carrière.

Au centre de ce cratère, grand comme celui d'un volcan, elles distinguèrent une vieille grue, un camion rouillé, quelques rails et deux wagons solitaires sous le reflet fantomatique de la lune. Un chemin carrossable menait au fond du gouffre. De l'autre côté, la paroi rocheuse était effondrée.

Christine et les six autres filles, Fabienne comprise, descendirent jusqu'au fond de la carrière. La renarde attendait, immobile. Après avoir pataugé un instant dans la vase, toutes parvinrent auprès d'elle.

Notre amie s'agenouilla dans la boue, la caressa, puis lui parla à l'oreille.

Elle traduisit aux six autres que les petits se trouvaient emprisonnés sous l'éboulement. La mère avait creusé sa tanière à cet endroit, mais ne pouvait plus s'y introduire. Elle avait tenté de gratter la boue avec ses pattes, mais sans succès. Elle entendait pleurer ses petits, mais elle ne pouvait pas les délivrer.

Toutes les lutins, courageusement, commencèrent à déblayer, saisissant les branches et les pierres accumulées devant l'entrée du terrier lors du glissement du terrain. Elles travaillèrent sans relâche dans la terre avec leurs mains. Bientôt, une galerie apparut, donnant accès au repaire.

Cinq petits renardeaux en sortirent. Dieu, qu'ils étaient jolis ! Ils ressemblaient à des petits chats, tout roux. Ravissants! La renarde, chose rare pour un animal sauvage, permit à chacune des filles de les prendre dans les bras et les caresser. Fabienne n'en voulut pas.

Ce fut pourtant une belle scène de tendresse sous la lueur de la lune et des étoiles au milieu de la carrière abandonnée.


 Il était grand temps pour nos amies de rejoindre les autres. Elles arrivèrent bien sûr les dernières au bâtiment du camp.

Fabienne, furieuse, expliqua à Okapi devant la ronde rassemblée en carré, que tout était de la faute de la nouvelle. À cause d'elle, sa sizaine avait perdu le jeu. Elle avait exigé de se rendre dans la forêt pour délivrer les petits d'une renarde.

Okapi sourit et se tourna vers Christine.

-Vous avez vraiment sauvé les bébés renards ?

-Oui, s'écrièrent les filles, encouragées par le sourire de leur cheftaine. Ils étaient enfermés sous un glissement de terrain. On a enlevé les pierres, tiré les branches, dégagé la boue. On les a délivrés de leur prison. Sans nous, ils seraient morts de faim, ou étouffés.

-Formidable! félicita la cheftaine. Quelle chance vous avez eue de pouvoir faire cela! Et je vois que vous n'avez pas eu peur de vous salir. Quel merveilleux jeu de nuit!

Fabienne, décontenancée par ces paroles, tenta encore de s'indigner. Mais soudain, on entendit la renarde appeler près du camp.

-Elle vient nous remercier, traduisit Christine. Vous allez toutes pouvoir la caresser ainsi que ses petits.

Bientôt, sous la lune et les étoiles, elles virent l'animal s'approcher avec ses renardeaux. Chacune des filles de la ronde put les toucher et même les tenir un moment dans les bras. Puis, la renarde retourna dans la forêt.

L'admiration qui entourait notre amie atteignait maintenant son comble. La colère de Fabienne également.

Quand toutes les filles furent couchées dans leur dortoir, elle s'approcha sans bruit de Christine.

-Tu ne perds rien pour attendre. Pendant le second jeu de nuit, dans quelques jours, je te réglerai ton compte.


Le dixième jour du camp, en début d'après-midi, la cheftaine rassembla toute sa ronde devant elle en présence de ses assistantes.

-Les filles, nous allons entamer l'aventure du hike. Ce sera en même temps l'occasion d'un grand jeu d'après-midi et de nuit. Écoutez-moi bien.

‘'Vous allez partir après le repas à deux heures. On vous donnera un bout de carte découpé. Vous devrez vous débrouiller pour parvenir à un pavillon de chasse au milieu des bois. Là, vous obtiendrez une seconde partie du plan et votre goûter. Il sera environ quatre heures de l'après-midi.

‘'Deux heures plus tard, vous découvrirez une tour abandonnée. À cet endroit, vous recevrez votre repas du soir. À partir de là, seules quatre sur les cinq sizaines auront droit au tracé suivant, qui leur permettra d'atteindre une maison en ruines. La cinquième équipe reviendra au camp en promenade.

‘'Dans cette maison en ruines, où l'une ou l'autre d'entre nous vous attendra, nous remettrons aux trois premières sizaines un élément de carte supplémentaire. Il sera alors environ vingt heures.

‘'Vers vingt-deux heures, vous parviendrez à un pont pourri, tout près du grand marécage. Seules deux sizaines recevront la suite de l'itinéraire du jeu. Et celle des deux qui arrivera la première au camp, sera gagnante. Voilà, allez mettre vos uniformes, prenez vos sacs à dos et préparez-vous pour le départ.


À deux heures, la cheftaine distribua le premier élément de la carte aux sizenières. Immédiatement, l'équipe des Écureuils déplia la feuille et l'observa avec attention. Fabienne se montra très débrouillarde et compétente. Avec l'aide de sa seconde et des autres qui l'entouraient, elle déchiffra rapidement le plan et son groupe se mit en route sans tarder.

-Cette fois-ci, annonça la jeune fille, pas de renard ou autre animal qui nous appelle. On gagne le jeu.


Elles marchèrent longtemps à travers les bois et parvinrent, après deux heures, en vue d'un pavillon de chasse. Quand elles y arrivèrent, l'une des cheftaines leur remit leur goûter et la seconde partie de la carte découpée.

-On est les premières ? demanda Fabienne.

-Oui, mais regarde, deux cents mètres derrière toi, une autre équipe arrive, les Kangourous. Attention !

La sizenière déchiffra la seconde carte aussi vite qu'elle put et se mit en route avec ses filles. Après avoir traversé un champ, un village, et contourné son église, elles parvinrent près d'une vieille tour, isolée dans un pré. Il ne faisait pas encore noir.

Elles aperçurent un étrange spectacle. Par l'une des meurtrières, pendait une corde et à cette corde se balançait un pendu ! Quelle horreur ! Elles hésitèrent à s'approcher.

Le cœur battant, elles s'avancèrent pourtant. Comme elles atteignaient la porte du bâtiment en ruines, le pendu remua. Toutes les filles poussèrent un cri. Mais ce n'était qu'un des cuistots qui, déguisé en pendu, tentait avec succès de les effrayer, pour mettre du piment dans le jeu promenade.

Elles entrèrent dans la tour, reçurent leur repas et le troisième morceau de la carte. La sizaine des Écureuils était encore la première, mais les Kangourous suivaient, pas très loin.


Elles parvinrent en vue d'une maison en ruines. Des plantes poussaient à l'intérieur et sortaient par les fenêtres dont les volets cassés traînaient sur le sol. S'approchant doucement, un peu inquiètes de nouveau, elles entendirent une conversation violente et des cris.

-Tu te décides à parler oui ou non? 

-S'il vous plaît, laissez-moi. Mes lutins arrivent.

La sizenière, perplexe, se retourna vers sa seconde.

-On est au bon endroit. Mais notre cheftaine est prisonnière de ces voleurs. Il faut tenter de la délivrer.

Les autres filles n'en menaient pas large. Mais, accompagnée par sa seconde et par Christine, Fabienne rampa en direction des ruines.

Quand elles parvinrent près de l'entrée, elles aperçurent la jeune fille, assise par terre. Un homme la menaçait avec un fusil. Cet homme tournait le dos à nos trois filles. Christine proposa en chuchotant de foncer et de sauter sur le bandit. 

-D'accord, murmura la sizenière.

Elles bondirent sur l'individu, le terrassèrent et le plaquèrent au sol.

-Pitié, hurla le jeune homme. Je me rends.

Écarquillant les yeux, elles reconnurent un autre cuistot. Il jouait une scène impressionnante avec la cheftaine, qui faisait semblant d'être prisonnière.

Décidément, ce hike, doublé du jeu, faisait peur. Mais après la peur, viennent les éclats de rire. Elles reçurent un élément de carte supplémentaire bien mérité. Il ne restait plus que trois sizaines en piste et celle des Écureuils marchait toujours en tête. Vingt heures. Le soir tombait.


Les filles s'éloignèrent. Fabienne étendit la carte sur le sol. À la lueur d'une lampe de poche, car il faisait déjà sombre, elles tentèrent de déchiffrer la suite du chemin en direction du pont pourri.

Malheureusement, la carte n'était pas fort précise. Elles hésitèrent longuement entre deux routes à suivre. Elles optèrent pour celle qui longeait le marécage.

Elles marchèrent pendant près d'une heure mais tout à coup, la route s'arrêta au bord de l'eau. Les filles enfonçaient déjà dans la boue jusqu'aux chevilles.

-Ce n'est pas possible de continuer par là, murmura la seconde.

-En effet, confirma une autre.

-Qu'est-ce que l'on décide ? demanda Christine, qui s'était prise au jeu.

La sizenière se retourna. Elle fit quelques pas et sortit de la boue. Elle posa la carte sur un tronc couché. Elle la lut de nouveau attentivement.

-Regardez, là ! On devait apercevoir une petit croix en pierre. Il fallait prendre à gauche à cet endroit. On s'est trompées. Il faut retourner à cette croix.

-Quand était-ce ? s'inquiéta la seconde.

-Je l'ai vue il y a un quart d'heure environ, dit une des plus jeunes.

-Tu aurais pu le dire!

-Tu n'en avais pas parlé...      

-Vite, les filles, on se dépêche, insista Fabienne.

Elles rebroussèrent chemin et retrouvèrent la croix en pierre. Toutes transpiraient d'avoir couru. Là, elles choisirent l'autre route, bien sèche elle, et parvinrent un peu après vingt-deux heures auprès d'un pont qui surplombait une petite rivière. Le pont pourri.

Malheureusement pour elles, la sizaine des Kangourous s'éloignait au loin. Les filles disparurent à l'entrée du bois. L'équipe des écureuils était maintenant seconde. Elles reçurent quand même le dernier morceau de carte.

-Dépêchez-vous. Vous avez un quart d'heure de retard sur celles qui s'enfoncent là-bas près des sapins. La première des deux équipes qui arrivera au camp gagnera le jeu, encouragea Okapi.


Fabienne s'éloigna en compagnie des autres filles. Après dix minutes de marche, elles longèrent le marécage. La sizenière s'arrêta et se retourna.

-J'ai bien étudié la carte. Si l'on contourne le marécage, nous ne pourrons pas rattraper les autres. Nous arriverons secondes. Cela je ne le veux pas. On va traverser les marais.

-Tu es folle, s'écria une des petites. Les cheftaines ont dit qu'on pouvait s'y enfoncer et mourir.

-Les cheftaines ne sont pas là pour l'instant, cria Fabienne. Vous devez m'obéir. Vous allez me suivre dans l'eau. Vous êtes des lutins, pas des poules mouillées. Et pour la vase, tant pis, on se séchera de l'autre côté et on se lavera au camp.

À ce moment-là, on entendit un long hululement.


Christine fit signe de se taire et tendit l'oreille vers le hibou.

-Attention, traduisit Christine. Je n'ai pas tout entendu, parce que vous parliez pendant que je tentais de comprendre son avertissement. Ce hibou nous signale un danger, un danger de mort, je crois, dans l'eau du marécage. Il ne faut pas y aller.

Fabienne croisa les bras et toisa Christine d'un regard dur.

-Écoute-moi bien, toi. Les lutins et moi nous allons passer par ces marais. Si tu ne veux pas nous accompagner, et bien, reste là. J'en ai marre de toi et de tes animaux qui parlent. Et puis tu sais pourquoi on t'invite dans la ronde ? Parce que tu es une petite fille pauvre. Tu ne veux pas nous accompagner parce que tu as peur de te salir. Tu n'as même pas d'uniforme. Alors, encore une fois, si tu ne veux pas nous accompagner, reste là. Tu ne fais plus partie de notre équipe. Je te déteste. Les autres filles, vous me suivez, en route.

Christine soutint le regard de Fabienne en silence. Des larmes coulaient le long de son visage. Elle pleurait à présent.

Elle ne pleurait pas parce qu'elle allait rester seule. Elle ne pleurait pas parce qu'elle risquait d'être mouillée ou sale. C'était le dernier de ses soucis. Ça lui arrive souvent dans la forêt où elle vit. Non, ses larmes coulaient parce que Fabienne l'avait humiliée et lui refusait son amitié. Et ça, Christine ne pouvait pas le supporter.

Elle s'assit sur un tronc d'arbre qui gisait là sur le sol et vit s'éloigner la patrouille. Elle n'avait pas peur de rester seule. Mais la sizenière venait de commettre une grave erreur. Une terrible faute. Une chef d'équipe n'abandonne jamais une fille derrière elle, jamais.

Notre amie les vit entrer dans l'eau. Elles en eurent jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille. Une des plus jeunes se retourna. Que pouvait-elle faire... Elles disparurent.


Fabienne marchait devant. L'eau froide venait maintenant jusqu'au ventre. Sous les pieds, les branches pourries craquaient. Les petites avaient peur. On entendait parfois quelques canards et des poules d'eau plonger dans l'eau et lancer leur cri sinistre.

À gauche et à droite, quelques arbres morts tendaient leurs branches squelettiques, desséchées, tels des géants, menaçant les filles de leurs longs bras, comme voulant les prendre et les emporter. Les mains des plus jeunes tremblaient. Certaines pleuraient.

La sizenière avançait, intrépide.

Soudain, sous la lueur de la lune, dans son brillant reflet à la surface de l'eau, elle aperçut quelque chose qui bougeait. Cela zigzaguait doucement. Elle reconnut un serpent d'eau. Un long serpent d'un mètre cinquante environ. Effrayée, elle se tourna vers un petit îlot avec un arbre mort, dressé en son centre.

-Vite, cria-t-elle aux filles, vite, sur l'île. Ce serpent nous met en danger.

Les lutins, effrayées par l'arrivée de l'animal, se précipitèrent. Une ou deux tomba dans la vase, puis se redressa. Toutes parvinrent saines et sauves sur l'île fort étroite, faite de terre et de boue. Elles se collèrent contre l'arbre mort.

Le serpent entreprit doucement des cercles autour de l'îlot. Ses cercles se resserraient peu à peu. Il guettait ses proies. Il savait qu'elles ne pourraient pas se sauver.

Fabienne sortit un sifflet de sa poche. Elle siffla un S.O.S en morse. Trois sons courts, trois longs, trois courts.

Mais ayant quitté le chemin prévu, personne n'était là pour recevoir ses appels. 

La nuit était déjà bien avancée. Aucun pêcheur, aucun chasseur ne pourrait l'entendre. La situation devenait dramatique. Toutes étaient muettes et glacées de peur.


Christine entendit le signal. Elle ne connaissait pas le morse, mais elle comprenait que l'appel venait de l'endroit où se trouvait la sizaine et que les lutins étaient sans doute en danger.

Séchant ses larmes, elle quitta le tronc d'arbre et entra hardiment dans l'eau. Elle avança doucement en silence et en observant les lieux.

Soudain, elle aperçut l'île à droite, avec les filles et elle distingua à la surface du marécage, le serpent d'eau qui tournait en rond.

La bête ne l'avait pas vue. Elle faisait un nouveau tour de l'île. Christine en profita pour passer rapidement et rejoindre les lutins. Elle s'approcha de Fabienne et tendit la main.

-Rends-moi mon canif.

Le ton avait une telle autorité que Fabienne obéit, tremblante de peur. Elle le glissa sur la paume de notre amie qui ouvrit la grande lame et retourna dans l'eau froide et noire. Le serpent achevait son tour de l'îlot.

Christine s'éloigna à trois mètres environ des autres filles et leur commanda de se taire absolument et quoi qu'il arrive. Sa vie en dépendait.


Il régnait à présent un silence impressionnant. Le serpent venait de repérer notre amie. Toujours à la surface de l'eau, il louvoyait doucement vers elle. Christine plia ses genoux. Seule sa tête dépassait de la vase. Dans sa main droite, elle serrait fermement son canif, la lame prête.  Sa main gauche restait grande ouverte. Son cœur battait la chamade. 

Quand elle vit le serpent à portée de main, elle se redressa d'un coup. Elle lui saisit la nuque fermement de sa main gauche et d'un geste sûr, précis et rapide, elle plongea son canif dans la tête de l'animal.

Le serpent se débattit fort. Christine tomba dans l'eau, à la renverse. Elle tenait toujours le serpent dans sa main. Lui continuait à se débattre. Notre amie se redressa, respira, puis retomba dans l'eau. Elle réapparut de nouveau. Le serpent bougeait déjà moins.

Peu à peu, il s'immobilisa. Il était mort. Elle le jeta au loin. 

Elle plongea la lame dans l'eau, referma le canif et revint sur l'île. Elle posa son couteau entre les mains de la sizenière.


Fabienne pleurait. Son visage était rempli de larmes.

-Je te demande pardon. Tu es une fille extraordinaire. Ton courage est hallucinant. Tu nous as toutes sauvé la vie. Moi, je me suis moquée de toi tantôt. J'ai été méchante avec toi depuis le début du camp, aveuglée par ma jalousie. Je suis honteuse. Je ne mérite plus d'être la sizenière. J'ai entraîné les filles hors des routes volontairement et je les ai mises en danger. Mon attitude est indigne d'une lutin. C'est toi la chef d'équipe à présent. Je te demande pardon, humblement pardon.

Christine, les larmes aux yeux également, prit les mains de Fabienne entre les siennes.

-Je veux que tu restes notre sizenière. Tu es une débrouillarde et j'admire tes connaissances. La seule chose que je désire c'est que tu sois mon amie.

-Je ne mérite vraiment pas ta confiance, sanglota Fabienne. Tu es formidable. Mais si tu acceptes mon repentir, je te jure qu'à partir de cet instant, nous serons les meilleures amies du monde.

Les deux filles s'embrassèrent. Toutes les autres les entourèrent.

Puis, sous la conduite de l'aînée, elles quittèrent l'île et achevèrent de traverser le marécage. Elles parvinrent au campement les premières. La sizaine des Écureuils remportait le jeu.

Lors du rassemblement final, Fabienne avança d'un pas et demanda la parole.

-Nous ne méritons pas la victoire, dit-elle d'une voix ferme. J'ai triché. J'ai entraîné ma sizaine dans le marécage. Ce n'est pas tout. Christine nous a sauvé la vie dans un acte héroïque, et pourtant je venais de l'insulter. Je lui ai demandé pardon et depuis, grâce à sa générosité, nous nous sommes réconciliées.

-J'apprécie ta franchise, répondit la cheftaine. Si vous êtes devenues amies, et si ton équipe est à présent soudée, c'est le plus important. Je passe l'éponge. Pour le jeu, je vous déclasse derrière les Kangourous et les Lionceaux.

Le hike s'acheva dans la joie.


Dès ce jour-là, la vie au camp fut complètement changée pour Christine. Elle fut souvent à l'honneur à la ronde, mais surtout, Fabienne devint une grande amie.

Aucune des lutins n'a oublié la terrible nuit et l'acte de courage qui leur sauva la vie. Leur amitié à toutes est scellée et pour toujours.