Isabelle
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La pierre de feu

     Par une belle soirée d'été, les parents d'Isabelle organisaient un barbecue au jardin avec leurs amis.

Notre amie, très joyeuse, portait une jolie salopette jaune et un t-shirt bleu. Ses cheveux blonds, divisés en deux longues tresses, encadraient son visage. Elle courait de l'un à l'autre.

Pour l'instant, elle se tenait près du feu. Elle regardait les saucisses que son père retournait régulièrement en discutant avec un collègue. Tout à coup, ce dernier observa le ciel.

-Cher collègue, par une nuit pareille, on pourrait apercevoir des étoiles filantes.

-Oui, certainement, répondit papa.

-C'est quoi des étoiles filantes ? demanda Isabelle.

-Ce sont des météores, expliqua son père, des pierres plus ou moins grosses, qui viennent de l'espace et tombent sur la terre. Heureusement, au lieu de s'écraser sur le sol, ces roches subissent le frottement de l'air et brûlent. En brûlant, elles font de la lumière et dessinent des grandes lignes dans le ciel. Ça va très vite, ça ne dure pas longtemps et on dit qu'à ce moment-là, on peut prononcer un vœu. Mais il faut finir de le dire avant que la lumière de l'étoile filante disparaisse. Alors, parfois il se réalise.

-Moi, j'aimerais bien en voir une, murmura la fillette.


Elle s'éloigna. Elle s'assit un peu plus loin, au fond du jardin, contre un piquet de la clôture, près du champ de fleurs, et observa le clair de lune un moment. Les étoiles scintillaient.

Après dix minutes, elle vit une ligne jaune-orange traverser le ciel. Elle allait, tournait, revenait, retournait encore, descendait, remontait, sillonnant le firmament. Elle dessina une série d'arabesques, et puis s'écrasa au bout du pré, derrière le champ de fleurs, tout près de l'étang.

-Une étoile filante, se réjouit Isabelle, une étoile filante vient de tomber, là, tout près de chez nous. Quelle chance ! Je vais aller la ramasser.



Elle courut près de son père.

-Papa, papa, cria-t-elle, j'ai vu une étoile filante aller et venir. Elle se trouve là-bas, au bord du lac. Regarde, on voit encore un peu de lumière orange.

-Ce n'est pas possible, expliqua son père. Un météore ne fait pas toute une série de tours dans le ciel et n'atterrit pas comme un flocon de neige sur le sol.

-Mais papa, je l'ai vu, je te le dis ! Viens le chercher avec moi.

-Ma chérie, je ne peux pas t'accompagner. Je dois cuire les saucisses et m'occuper de mes invités.

Isabelle se précipita près de son grand frère. Bertrand, âgé de 18 ans, bavardait avec ses copains et ses copines.

Notre amie a trois grands frères.

-Bertrand, supplia la fillette, viens avec moi. J'ai vu une étoile filante. Elle a atterri en bas près du lac.

-Tu rêves, répondit le grand frère. Les météores, ces pierres venues de l'espace, ne se posent pas comme ça sur le sol en douceur. Tu dis des bêtises.

À ce moment-là, une jeune fille qui s'appelle Sylvie et qui tenait tendrement la main de Bertrand murmura :

-Moi, si j'avais une petite sœur aussi passionnée et aussi gentille, je l'écouterais.

-Bon, répondit le jeune homme, comme tu veux. Je l'accompagne jusqu'à l'étang, mais tu viens avec nous.

-D'accord, fit son amie en souriant.


Sylvie, Bertrand et Isabelle passèrent la clôture et descendirent le long champ de fleurs jusqu'au lac. En approchant, ils remarquèrent une lueur orange et découvrirent bientôt une pierre qui semblait en feu près des roseaux. Notre amie voulut la toucher mais Bertrand la retint.

-Attends, si ça brûle comme un charbon, tu vas te faire mal.

Il prit un peu d'eau de l'étang dans les mains et la versa sur le caillou rougeoyant. Ils n'entendirent pas le petit bruit caractéristique qui se produit lorsque l'on répand de l'eau sur des braises ou sur un feu.

Isabelle toucha la pierre. Elle la sentit froide, même très froide, comme de la glace. Elle la prit en main, mais contrairement à un glaçon, elle ne fondait pas. Elle brillait, orange, très lumineuse. Elle mesurait douze centimètres de long et cinq de large. Elle était seulement un peu sale.

-Bon, tu l'emmènes si tu veux et on retourne près des autres, commanda Bertrand.

Il prit Sylvie par la main et remonta tout doucement vers la fête.


Notre amie tenait la pierre dans une main puis la glissait dans l'autre sans cesse tellement elle était froide.

Quand ses mains furent presque gelées, elle s'arrêta. Elle la posa à terre. Elle déboutonna sa salopette, enleva son t-shirt et l'étendit sur le sol. Elle glissa le météorite dessus, puis elle saisit son vêtement en le tenant par les quatre coins et elle ramena fièrement son étoile filante à la maison.

Elle traversa la cuisine, monta l'escalier et courut à sa chambre. Elle fit rouler la pierre sur son lit et remit son t-shirt.

Puis elle la reprit en main et l'observa un instant.

Elle se rendit à la salle de bain et entreprit de la laver avec du savon et une brosse à ongles. Quand la pierre fut bien propre, elle l'exposa sur son appui de fenêtre, la regarda encore une fois et redescendit s'amuser avec les autres dans le jardin.


Vers minuit, tous les invités partirent. La fête se terminait. Isabelle se sentit soudain bien fatiguée. Elle monta à sa chambre, passa sa robe de nuit blanche à petites fleurs bleues et se coucha.

Benjamin, sept ans et demi, vint presque en même temps. Ils disposent de lits superposés. Lui, il dort au-dessus et elle, en-dessous.

-C'est quoi, cette pierre ? demanda le garçon.

-Une étoile filante.

-Pas possible, affirma le grand frère, mais elle brille bien.

-Oui, je la trouve très jolie, confirma notre amie, sans insister.       

Benjamin s'endormit et la petite sœur aussi.


Elle s'éveilla au milieu de la nuit. Quelle heure pouvait-il être ? Elle n'en savait rien, elle ne possède pas de montre. La fenêtre, grande ouverte sur l'été, laissait passer une brise tiède. On apercevait les étoiles.

Pourquoi se réveillait-elle ? Elle comprit quand elle entendit une voix l'appeler par son prénom.

-Isabelle !

Elle crut d'abord que Benjamin parlait en dormant. Mais le garçon ne bougeait pas et ne disait rien.

Elle s'assit sur le bord de son lit puis se leva pieds nus et avança jusqu'à la fenêtre. Là, surprise! dans le jardin, elle vit un énorme dragon !

Il avait des pattes bleues et une queue bleue, un corps rouge. Son œil jaune-orange fixait notre amie en clignant de temps en temps.

-Isabelle !

-Oui, souffla la fillette.

-Descends, viens.

Elle observa le dragon en silence. Elle n'osait pas aller vers lui.

-Viens, répéta l'animal.

Elle se tourna vers son frère.

-Benjamin !

-Oui ? murmura le garçon dans un demi-sommeil.

-Il y a un dragon dans le jardin. Il m'appelle. Je n'ose pas y aller toute seule. Tu veux bien m'accompagner ?

-Ne dis pas des bêtises ! Tu fais un cauchemar. Recouche-toi.

Inutile d'insister avec lui, elle le sait bien. Isabelle ouvrit la porte de la chambre et se dirigea vers celle de ses deux plus grands frères.

-Bertrand !

-Oui, soupira le jeune homme en ouvrant les yeux. Que veux-tu ?

-Il y a un dragon dans le jardin. Il m'appelle et j'ai peur d'aller près de lui toute seule.

-Pas possible, Isabelle ! Cela n'existe pas. Tu fais un mauvais rêve. Va dormir.

-Oui, ajouta Benoît qui s'éveillait à son tour. Dis-lui qu'il arrive trop tard. Tu as déjà un copain, ton ami Jay. Qu'il aille chercher une autre compagne.

-Vous êtes méchants, fit la fillette.

Elle referma la porte.

Elle passa devant la chambre des parents, mais elle n'osa pas les réveiller pour une simple affaire de dragon.

Elle descendit les escaliers, pieds nus et dans sa robe de nuit, puis traversa la cuisine. Elle poussa la porte qui s'ouvre facilement de l'intérieur, on ne la ferme jamais à clé, et se retrouva dans le jardin.

-Viens, Isabelle, grogna le dragon. Viens.

Elle s'approcha un petit peu et s'arrêta. Elle avait très peur. L'énorme animal la regardait toujours de son œil jaune qui clignait de temps en temps.

Il tourna lentement sa tête. De l'autre côté, l'œil manquait. Notre amie ne vit qu'un trou tout noir dans l'orbite.

-Petite fille, rends-moi mon œil !

-Je ne l'ai pas pris, répondit Isabelle.

-Rends-moi mon œil ou je vais arracher le tien.

-Non, s'effraya notre amie, je ne veux pas.


Son cœur battait à tout rompre à présent.

Elle fit rapidement demi-tour et courut vers la cuisine. Hélas, cette porte venait de se refermer, à cause d'un courant d'air. On peut l'ouvrir de l'intérieur, mais pas de l'extérieur. Il y a un verrou de sécurité que notre amie avait oublié de glisser.

Isabelle était hors de la maison, avec le dragon, dans le jardin. Elle affronta courageusement le monstre. 

-Je n'ai pas pris ton œil !

-Pourtant regarde, petite fille, il m'en manque un et tu me l'as volé.

Isabelle comprit soudain que ce qu'elle croyait être une étoile filante n'était en fait que l'œil du dragon qui s'était détaché puis était tombé près de l'étang.


Elle courut vers sa maison et s'acharna sur la porte de la cuisine, mais elle ne parvint pas à l'ouvrir.

-Rends-moi mon œil, répétait l'animal, ou j'arrache le tien. Je compte jusque dix. Un, deux...

Affolée, elle ne savait plus que faire.

-Trois, quatre, continua le monstre.

La fillette se précipita vers la grande fenêtre du salon qu'on peut ouvrir en la faisant coulisser, mais elle résista, bien fermée.

-Cinq, six, gronda le dragon.

Isabelle courut entre sa maison et celle du voisin et se dirigea vers la porte de rue. Là, elle pourrait sonner.

-On ne sonne pas, rugit l'animal qui la suivait pas à pas. Sept, huit...

Notre amie aperçut une lumière un peu plus loin dans la rue. Elle se sauva dans cette direction pour chercher de l'aide chez ces gens-là, mais le dragon l'en empêcha en volant au-dessus d'elle, puis en se retournant.

-Neuf et dix, tonna l'énorme bête. Je vais t'arracher ton œil, maintenant.

-Non, hurla Isabelle, non je ne veux pas.

Elle tremblait de peur. Elle posa ses mains devant ses yeux, mais elle observait le dragon, entre ses doigts. Il se trouvait tout près d'elle. Elle sentait même son haleine brûlante sur son visage.

-Je ne t'ai pas pris ton œil, répéta courageusement la fillette.

-Ce n'est pas toi, s'écria le dragon, qui m'attaquas cette nuit dans un nuage et qui m'arracha mon œil ?

-Mais non, affirma notre amie, comment veux-tu que je monte dans un nuage ? Moi, une petite fille, je ne peux pas voler dans le ciel. Je n'ai pas d'ailes. Regarde.

-Ah bon, accepta le monstre, qui se calmait un petit peu. Ce n'est donc pas toi ?

-Non. Je croyais voir une étoile filante. Ton œil se trouvait à terre, près du lac. Je le prenais pour un météorite. Maintenant si tu es gentil et que tu m'aides, je vais te le rendre.

-Que dois-je faire ? 

-Viens avec moi.


Isabelle retourna au jardin, derrière la maison. L'énorme monstre la suivit.

Tout le monde dormait au village. Personne ne vit cette petite fille passer dans la rue, pieds nus, avec un énorme dragon qui marchait auprès d'elle, docile comme un petit chien bien dressé.

Notre amie s'arrêta sous la fenêtre de sa chambre.

-Toi tu es grand. Si tu me prends par ma robe de nuit, tu pourras peut-être me lever et me poser comme ferait une grue, là-haut.

Le dragon saisit le col d'Isabelle entre ses longues dents, et soulevant la fillette, il l'amena près de son appui de fenêtre.

Notre amie sauta dans la chambre.

-Tiens, le voilà, ton œil, dit-elle en se retournant.

Il prit la pierre orange et la replaça dans son orbite d'un geste ferme et précis.

-Oh, se réjouit le dragon, je vois beaucoup mieux avec cet œil-là.

-C'est normal, sourit Isabelle à présent rassurée. Je l'ai lavé. Il était tout sale.

-Tu veux bien nettoyer l'autre, petite fille ?

Il ôta son second œil et le tendit à la fillette.

-Reste là et attends, dit Isabelle. Je vais m'en occuper. Tu me sembles gentil maintenant, mais tu m'as fait très peur tantôt.


Elle sortit de sa chambre et se rendit à la salle de bain. Elle alluma la lumière et posa l'œil dans l'évier. Elle le lava soigneusement avec une brosse et du savon.

À ce moment-là maman arriva...

-Que fais-tu dans  la salle de bain à trois heures du matin, Isabelle ?

 -Je lave l'œil d'un dragon.

-Ma chérie, je n'aime pas les petites menteuses, se fâcha maman. Vite au lit. Il est plus que temps d'aller dormir.

-J'y vais tout de suite, mais je ne suis pas une menteuse.

La maman éteignit la lumière et retourna se coucher.


Isabelle acheva rapidement de laver l'œil, le sécha dans une serviette et revint dans sa chambre. Elle ferma la porte.

-Tiens, voilà ton œil, dit-elle au dragon.

Il le remit dans son orbite.

-Je vois bien mieux ainsi, affirma l'animal. Très bien. Je vais te faire un cadeau pour te remercier.

Il ouvrit l'une de ses griffes et posa une ravissante pierre bleu foncé et jaune-or sur l'appui de fenêtre de notre amie.

-Tiens, c'est pour toi. C'est une pierre de dragon.

-Merci, fit notre amie en souriant.

-Au revoir, petite fille.

-Au revoir, dragon.

Il fit demi-tour, s'envola et disparut dans la nuit. Notre amie ne le revit jamais.


Personne ne voulut la croire le lendemain matin quand elle raconta qu'elle avait lavé les yeux d'un dragon. Et quand elle montra la pierre, on prétendit qu'elle l'avait trouvée au jardin ou dans la rivière qui coule, là plus loin, à l'orée du bois de sapins. 

Si toi une nuit, tu vois un dragon, propose-lui de lui laver les yeux. Tu recevras peut-être aussi une pierre précieuse. Mais sois très prudent quand même. Bonne nuit !