John et Gun
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Crime à Rome

     En 86 avant J.C., Jules César avait quatorze ans. La république romaine régnait sur pratiquement toute la Méditerranée. Crainte par ses ennemis, appréciée par ses amis, elle se trouvait déjà presque au sommet de sa puissance.

Deux consuls dirigeaient la ville et le pays à cette époque. L'un d'eux s'appelait Marius et l'autre Sylla. Malgré, ou à cause, de la situation florissante, du développement de la cité, du commerce avec le monde, quelqu'un tenta cette année-là de prendre le pouvoir et de devenir le premier empereur de Rome.

Cela se passa, paraît-il, la nuit du 15 au 16 août 86 avant J.C. L'un des consuls, Marius, fut assassiné. Quelqu'un tenta de tuer Sylla quelques jours plus tard, mais il échoua. Pourquoi cet homme rata-t-il sa tentative de prise de pouvoir? Voici un fameux mystère... Et ce mystère, John, passionné d'antiquité, avait bien envie de l'éclaircir.

 

John S. Goldberg est un brillant savant, prix Nobel de chimie. Son travail sur la relation entre la théorie des quanta et la flexibilité de la lumière en fonction de la courbure du temps brille dans le monde scientifique. Il a entrepris et réussi ces travaux en compagnie d'un physicien nommé Gun S. Broken, lui-même prix Nobel de physique et astronome passionné.

On les connaît surtout en tant que créateurs d'une petite machine prodigieuse de la taille d'un téléphone portable. On peut la tenir dans une main. Cet appareil permet de voyager dans le temps.

Attention! Ces déplacements temporels présentent un danger. On reste à la même place! Il faut être très prudent. Il ne s'agit pas de reculer de cent ans, en étant au départ au sommet d'un building de trente étages, par exemple. On risque fort, en arrivant au siècle précédent, de faire une terrible chute. Le bâtiment à cette époque n'existe pas encore.

Gun, moins intéressé par les événements du monde antique et qui n'a pas appris à s'exprimer en latin comme son ami, décida de ne pas accompagner John cette fois-ci.

Il fallait trouver un endroit sûr, pour un si long voyage en arrière dans le temps. John choisit de se rendre sur le tombeau d'un certain Métellus, situé le long de la Via Appia, qui va de Rome à Brindisi. Cette route existait déjà depuis longtemps à l'époque de Marius et Sylla.

Il restait encore un dernier détail à régler. Notre savant voulait, par précaution, se munir d'une arme. Il envoya le colis contenant un revolver chargé de six cartouches à un hôtel de Rome où il se rendrait en arrivant dans la ville éternelle. On ne voyage pas en avion avec une arme en poche.

Puis, lui-même prit le premier vol vers Roma-Fiumicino. Un taxi le conduisit à son hôtel. Dès son arrivée dans sa chambre, notre ami retrouva le coffret avec le revolver, posé sur une table. John glissa dans un sac de sport une toge, des cothurnes, les sandales de l'époque, et une généreuse poignée de deniers, sesterces, et as, la monnaie sous la république, achetée chez un antiquaire avant son départ.

Puis il se fit conduire en voiture au tombeau de Métellus.

Dès que le taxi disparut, John se changea, revêtant les habits de patricien qu'il venait de choisir, chaussa ses lunettes et glissa son revolver en poche. Puis il programma l'appareil en vue de s'arrêter vers quatorze heures, le 15 août de l'an 86 avant J.C.


La première chose qu'il remarqua en arrivant à cette date fut les impressionnants murs qui ceinturaient la ville. Puis le monde qui allait et venait sur la via Appia.

Des chars conduits par de fringants militaires dépassaient les lourds et lents chariots des paysans qui allaient vendre leur récolte dans la ville. Cavaliers ou piétons, des familles entières parfois, se rendaient ou revenaient des abords de l'orgueilleuse cité. John aperçut aussi un centurion et ses soldats marchant au pas.

Notre ami se mêla à la foule et s'approcha de la ville.

Un véritable labyrinthe de ruelles l'attendait. Il s'y engagea, au risque de se perdre. On lui renseigna une auberge où il loua une chambre pour un prix raisonnable.  L'hôtel n'aurait mérité qu'une étoile au guide Michelin, et encore...

Le soir tombait, il s'attabla. Un repas médiocre. La nourriture grasse. La bière égyptienne servie tiède, écœurante.

Puis notre savant demanda au patron de l'hôtel s'il existait quelque théâtre dans les environs. L'homme lui conseilla d'aller écouter la célèbre pièce de Plaute, intitulée "Aulularia". L'ancêtre de l'avare de Molière. Un sujet intéressant et les acteurs, d'origine grecque, excellents.

John, féru de culture latine, se rendit au théâtre sans hésiter.

 

Quelque chose se produisit pendant le déroulement de la pièce. L'acteur principal, un certain Yannis, semblait subjugué par le visage de notre ami. Il déclama la plupart de ses répliques en fixant notre savant, comme si celui-ci était le seul spectateur.

Revenant à la nuit tombée vers l'auberge, John s'égara dans les ruelles. II se trompa plusieurs fois, choisissant la droite plutôt que la gauche à certains carrefours, et vice-versa.

Notre ami longeait à présent une avenue assez large qui menait vers le Tibre, appréciant la fraîcheur et le calme de ce quartier de la ville sous la nuit étoilée. Une demi-lune éclairait les murs et les façades de marbre des belles maisons patriciennes qu'il dépassait sur sa gauche.

Soudain, il eut l'attention attirée par un homme qui sautait de balcon en balcon avec beaucoup de force et d'agilité et se dirigeait vers la terrasse d'un palais longeant le fleuve.

Parvenu sur cette terrasse, l'acrobate s'approcha de quelqu'un dont l'ombre se découpait dans la nuit. Le consul Marius prenait l'air sur son balcon dominant la ville.

L'assassin sortit un long poignard de sa poche, saisit l'homme à la gorge et planta son arme en pleine poitrine du maître de Rome.

Puis, le meurtrier s'enfuit en sautant de toit en toit. Il passa près du Tibre et y jeta son couteau en franchissant un pont.

John frissonna. Il se sentait glacé, horrifié par ce qu'il venait de voir. II retourna le plus rapidement possible en direction de son auberge.

Hélas, un autre passant fut témoin de la scène de l'assassinat du consul Marius observé par John. L'un des acteurs de la pièce de théâtre. Le fameux Yannis, qui avait repéré puis fixé ce curieux spectateur, notre ami, lors de sa prestation sur la scène. Un homme qui cachait ses yeux derrière des vitres!

Bien sûr, à cette époque, les lunettes que le savant portait devaient paraître bien étranges aux citoyens de Rome.

Dénué de scrupules et saisissant bassement l'occasion de se faire malhonnêtement de l'argent, l'acteur se rendit auprès d'un poste de la garde prétorienne. Là, pour quarante sesterces, il dénonça notre ami comme étant l'assassin du consul Marius.

Pendant ce temps-là, John finit par retrouver son hôtel et sa chambre et, malgré les émotions, il parvint à s'endormir paisiblement pour la nuit.


Le lendemain matin, notre ami décida de se rendre au forum. À la fois pour le découvrir dans toute sa splendeur, mais aussi pour tenter d'écouter quelques nouvelles au sujet de l'assassinat du consul.

Ainsi il apprit qu'il était recherché par les gardes prétoriens. On fouillait la ville à la recherche d'un criminel qui cachait ses yeux derrière deux vitres rondes.

John ôta aussitôt ses lunettes et les glissa dans sa poche. Il se rendit compte au même moment qu'il avait oublié son revolver et son appareil à voyager dans le temps sur sa table de nuit, dans sa chambre. Grave négligence, ou distraction de savant.

II se dirigea rapidement vers son auberge. Mais trop tard...

Au moment où il arriva en vue du bâtiment, il remarqua un petit attroupement. Un décurion et ses dix hommes venaient d'entrer. Le patron de l'auberge confirma sans peine qu'un de ses clients cachait ses yeux derrière deux vitres.

La troupe monta inspecter la chambre du savant. L'officier découvrit le revolver et l'appareil à voyager dans le temps sur la table de nuit de notre ami. Il s'en saisit et les observa avec attention.

Tenant par la gâchette l'arme qui lui était tout à fait inconnue, le décurion dévissa, sans le faire exprès, le silencieux, puis il tira. Le coup de feu partit, retentissant, et l'un des soldats tomba mort dans la chambre.

Le bruit, la surprise, le légionnaire qui s'écroulait, cela parut suffisant au décurion pour confirmer dans son esprit que l'homme, venu paraît-il de Gaule cisalpine, était à coup sûr l'assassin du consul Marius.

Le matériel, donc le revolver et l'appareil à voyager dans le temps, fut confisqué et emporté à la caserne de la garde prétorienne. Le décurion sortit de l'hôtel, après avoir placé deux de ses hommes devant l'entrée, pour le cas où l'assassin recherché reviendrait.

Pour John, tout retour à notre époque était impossible sans tenir en main l'appareil à voyager dans le temps.

Notre ami hésita un moment, réfléchissant intensément, debout dans la foule des curieux. Il décida de fuir vers les beaux quartiers de Rome. II y passerait quelques jours, bien à l'abri des regards de tous, puis tenterait de récupérer son appareil.

John avait de l'argent, deniers, sesterces, as, en suffisance. Il choisit un très bel hôtel, entouré de jardins et de fontaines, un hôtel à six deniers par jour, un hôtel cinq étoiles, dirait-on aujourd'hui.

Il resta la journée entière dans sa chambre, inquiet, tourmenté et se demandant comment s'y prendre pour se tirer de ce guêpier.


Au soir, au moment du repas, seul à table, perdu dans ses pensées, notre savant vit s'approcher un homme de fière allure. Ce devait être un personnage connu à Rome, car un murmure s'éleva dans la salle de restaurant, et plusieurs personnes se levèrent pour le saluer. Il s'arrêta devant la table de notre ami.

-Je suis le général Gaius, dit-il. Puis-je vous offrir à boire? Abandonnez cette bière égyptienne chaude et lourde. Prenez plutôt un de ces excellents vins que l'on cultive sur les pentes du Vésuve.

Il s'assit en face de John, sans attendre la réponse du savant.

-Je suis le général Gaius, répéta l'homme. Je suis le seul, ici, à Rome, à savoir que vous n'êtes pas l'assassin de Marius.

Notre ami observa son interlocuteur. Il reprenait espoir, mais cela n'allait pas durer longtemps.

-Je sais votre innocence, poursuivit le général, car j'ai payé de mes propres deniers un certain Barca, égyptien d'origine phénicienne, pour tuer le consul Marius la nuit passée. Curieusement, un acteur grec, peu scrupuleux, vous dénonce.

John écoutait avec attention.

-Je désire prendre le pouvoir. Je veux devenir le premier empereur de Rome. Ce soir, vous allez tuer Sylla, le second consul, et moi, en échange, je vous ferai sortir de la ville. Vous pourrez retourner dans votre région de Gaule ou n'importe où, sans être importuné, ni suivi. Je vous fournirai char, chevaux, argent et sauf-conduits, les documents vous permettant de vous déplacer librement.

John refusa la proposition avec fermeté. Le général Gaius se leva.

-Je vais revenir tantôt, à la nuit tombée. Réfléchissez à ma proposition. À mon retour, il sera trop tard pour tergiverser. Et pas question pour vous de fuir, le bâtiment est cerné par mes hommes.

Pendant la soirée, notre ami joua aux dés en compagnie du patron de l'hôtel et de deux de ses collaborateurs et amis. Il fit exprès de perdre beaucoup d'argent, espérant ainsi se créer un alibi dont les trois hommes se souviendraient en cas de besoin.

La nuit couvrait la ville de Rome depuis longtemps quand le général Gaius revint et interrompit la partie. Il prit John à l'écart dans l'un des coins sombres des salons de l'hôtel, et expliqua.

-Je viens de récupérer vos deux armes.

Il voulait certainement parler, d'une part, de l'appareil à voyager dans le temps qu'il prenait pour une arme et, d'autre part, du revolver à cause duquel un légionnaire avait été tué par le décurion.

-Je viens de récupérer vos deux armes, répéta le général Gaius, et de tuer Barca avec l'une d'elles. C'est l'homme que j'avais chargé d'assassiner Marius. Il ne parlera donc plus. J'ai laissé vos deux armes près de lui, comme preuve de votre culpabilité. La garde prétorienne ne tardera pas à vous trouver, et d'ailleurs à cet instant, on vous recherche dans toute la ville pour votre double meurtre. Les policiers arriveront ici dans quelques instants.

John, atterré, se taisait. Le général poursuivit.

-Ou vous tuez le consul Sylla, ou vous allez croupir dans la prison Mamertine quelques jours, avant d'être jeté aux lions.

Le savant frissonnait de peur. Mais il venait de concevoir peu à peu un plan. La partie risquait d'être serrée, mais aucune autre échappatoire ne se présentait à ses yeux.

-Je vous accompagne, général Gaius. Allons chez Sylla.

Ils quittèrent l'hôtel. La nuit était fraîche.


D'abord reprendre mon arme et l'appareil, songea la savant.

-Général, quand nous entrerons au palais de Sylla, laisse-moi aller seul auprès du consul. Je m'occupe du reste. Et puis tu me feras sortir de la ville comme tu me l'as promis.

Gaius ébaucha un sourire et les deux hommes se dirigèrent rapidement vers le palais de Sylla, le second consul de Rome.

-Il me faut mes armes, risqua John en chemin.

-Je m'en occupe, répondit le général. Attends-moi derrière les colonnes de ce petit temple. Mes hommes te surveillent. N'essaie pas de fuir.

Le général revint quelques minutes plus tard avec l'appareil à voyager dans le temps et le revolver.

Il peut te sembler étrange, ami lecteur, que Gaius ose confier le révolver à notre ami, qui pourrait à présent s'en servir pour le menacer, mais n'oublie pas que cette arme était totalement inconnue à l'époque et le général, qui se tenait d'ailleurs à deux mètres de distance de John, se croyait ainsi en sécurité.

Gaius et notre ami arrivèrent au palais de Sylla sans aucune difficulté. Ils pénétrèrent dans l'atrium. Les gardes du palais reconnurent aussitôt le général et s'inclinèrent avec respect.

-Ce messager vient de Gaule cisalpine. Il faut qu'il rencontre votre maître de toute urgence, déclara le militaire.

Gaius se rendit au péristyle tandis que John gravissait les escaliers bien éclairés et splendidement décorés du palais du consul Sylla.


Une fois introduit dans le bureau du consul, le savant choisit de lui raconter toute la vérité.

Sylla écouta le récit rapide et précis de notre ami. Soudain, il l'interrompit. Il appela ses gardes et fit monter Gaius, le général, mais soigneusement entouré et surveillé. John l'était tout autant d'ailleurs à présent.

-Quelle preuve, demanda le consul, peux-tu fournir de ton innocence ? Rends-toi bien compte, citoyen, qu'on t'accuse du meurtre de mon collègue Marius, et d'autre part, tu bafoues l'un des plus célèbres généraux de la république.

Notre ami avait eu le temps de réfléchir et d'affiner son plan. II fournit trois preuves de son innocence.

Toi qui me lis, qu'en penses-tu? Réfléchis un instant...Que répondrais-tu toi? Les as-tu découvertes, ces trois preuves ?

-Premièrement, consul, expliqua John avec respect, le tenancier de l'hôtel te confirmera que j'ai joué aux dés avec lui toute la soirée, et notamment pendant que Barca a été abattu par le Général Gaius ici présent.

-Deuxièmement, si tu fais observer par ton médecin la plaie du dénommé Barca et celle du soldat romain tué par le décurion d'une part, et celle qui se trouve sur le corps du consul Marius d'autre part, il remarquera une différence nette. La plaie sur le corps du consul correspond à celle d'une lame. Elle est fine. Tandis que celle causée par le décurion qui fouillait ma chambre et celle que l'on trouvera sur Barca, l'assassin de Marius payé par le général Gaius, sont rondes.

Le consul écoutait avec attention.

-Enfin, termina John, quelque chose se produisit lorsque Barca et le soldat du décurion furent tués. Cela apparaît certainement dans les rapports de police mais pas dans la description de l'acteur grec qui prétend que j'ai tué Marius. Voici.

John prévint le consul qu'il risquait d'être effrayé par le bruit, puis tira un coup de revolver en l'air. La détonation fut bien sûr assourdissante.

-Je te fais remarquer, consul, conclut notre savant, que le rapport de ta garde prétorienne et les serviteurs du palais qui furent interrogés, ne font nulle part mention de bruit dans la nuit. Yannis, celui qui me dénonce faussement, n'a sûrement pas parlé de bruit non plus, lorsque qu'il vit Marius, ton collègue, être assassiné par Barca, l'homme de main du général Gaius. Par contre, ce bruit fut entendu par de nombreux témoins dans l'auberge et dans la prison où se trouvait Barca.

Le consul Scylla se tourna vers Gaius. John poursuivit :

-Tout ceci prouve non seulement mon innocence, mais accable à coup sûr le général ici présent.


Le général Gaius fut arrêté et enfermé à la prison Mamertine. Sylla resta seul consul de Rome pendant plusieurs années.

John, libéré aussitôt, reprit ses affaires et se fit conduire à la via Appia, près du tombeau de Metellus. Là, il programma son appareil pour un retour à notre époque, puis disparut aux yeux de tous. Il retrouva son ami Gun quelques jours plus tard.

Il lui expliqua que la conjuration montée par le général Gaius contre Sylla et Marius dans le but de prendre le pouvoir à Rome, avait échoué la nuit du 15 au 16 août de l'an 86 avant J.C. La cause de cet échec semblerait due à la présence d'un homme venu de Gaule cisalpine, un homme qui cachait ses yeux derrière des vitres...

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Je remercie mon fils François pour ses précieux conseils et ses judicieuses remarques lors de la rédaction de ce récit.